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ÉLOGE DE VOLTAIRE


taire lui-même, après Racine, nous avait accoutumés à être plus difficiles sur nos plaisirs, et la pénible étendue de nos cinq actes ne pouvait pas être embrassée par une tête octogénaire.

C’est pourtant, il faut l’avouer, cette ambition d’occuper encore le théâtre qui peut-être a précipité ses derniers moments, et qui a fait que le favori de la gloire a fini par en être la victime. Elle le tira de sa retraite, malgré les infirmités de l’âge ; mais aussi elle lui préparait une journée qui valait seule une vie entière. Il vient, il apporte sur la scène sa dernière tragédie, Irène.... Mais qu’importe alors Irène ? il vient, après trente ans d’absence : c’est lui ! c’est Voltaire ! Ô vous, adorateurs des arts et de la gloire, vous qui auriez suivi le Tasse au Capitole, hélas ! où il n’a point monté ; vous qui avez été chercher parmi les ronces d’un champ désert la pierre oubliée qui couvre Racine[1] ; vous qui avez laissé tomber quelques larmes sur le coin de terre[2] où reposent ensemble Molière et La Fontaine ; qui vous êtes prosternés aux pieds des statues qu’une reconnaissance tardive vient enfin de leur décerner ; venez, c’est pour vous que ce spectacle est fait, voyez cette foule qui s’empresse sous ces portiques, ces avenues pleines d’un peuple immense ; entendez ces cris qui annoncent l’approche du char, de ce char vraiment triomphal qui porte l’objet des adorations publiques. Le voilà !… Les acclamations redoublent ; tous veulent le contempler, le suivre, le toucher ; et tous, respectant la caducité fragile et tremblante qui peut succomber au milieu de tant de gloire, le couvrent, le protègent contre leurs propres transports, assurent sa marche, et lui ouvrent la route. Tout retentit du bruit des applaudissements, tout est emporté par la même ivresse. On porte devant lui les lauriers, les couronnes : il les écarte de son front, elles tombent à ses pieds....

Ô quel jour pour l’humanité que celui où les rangs, les titres, les richesses, le crédit, le pouvoir, toutes les décorations extérieures, toutes les distinctions passagères, tout est ensemble confondu dans la foule qu’un grand homme entraîne après lui ! En ce moment il n’y a plus ici que Voltaire et la nation.

Et où donc est l’envie ? où se cache-t-elle ? où fuit-elle devant toute cette pompe ? a-t-elle encore une voix que l’on distingue parmi ces cris et ces transports ? Qu’elle se console pourtant : bientôt elle sera trop vengée.

Un jour viendra que ceux qui, témoins dans leur enfance de ce triomphe

  1. J. Racine étant mort le 21 avril 1699, son corps fut porté à Saint-Sulpice, et mis en dépôt, pendant la nuit, dans le chœur de cette église, puis transporté à Port-Royal des Champs. Après la destruction de ce monastère, la famille obtint la permission de faire exhumer son corps, qui fut apporté à Paris le 2 décembre 1711, et placé dans l’église de Saint-Étienne-du-Mont, derrière le maître-autel. La pierre contenant l’épitaphe a été retrouvée, et replacée le 21 avril 1818.
  2. Le cimetière Saint-Joseph, dans le faubourg Montmartre. La tradition disait que c’était aussi là que fut enterré La Fontaine, ce qui est très-douteux. Des os qu’on en retira en 1792, comme étant ceux de Molière et de La Fontaine, furent en 1799, installés dans le musée des Petits-Augustins, et, en 1817, transportés au cimetière du Père-Lachaise.