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PAR LA HARPE.


l’envie, est accusé de l’avoir sentie lui-même. On a prétendu que cette passion forcenée pour la gloire ne pouvait pas être exempte de jalousie ; qu’attachant un si grand prix à l’opinion, il ne pouvait souffrir rien de ce qui partageait ou occupait la renommée. Ses jugements sévères ou passionnés sur des écrivains illustres ont appuyé cette accusation ; mais sa manière de juger ne peut-elle pas tenir d’un côté à la délicatesse de son goût, et de l’autre à sa préférence exclusive pour la poésie, et surtout pour la poésie dramatique, mérite devant qui tous les autres s’effaçaient à ses yeux ?

Quand la passion l’a emporté jusqu’à l’injustice, n’était-ce pas un ressentiment particulier qui l’animait, et n’était-il pas alors irrité plutôt qu’envieux ? Rappelons-nous son admiration constante pour Racine, celui de tous les écrivains dont il doit le plus redouter la comparaison ; le témoignage si flatteur et si éclatant qu’il rendit dans l’Académie française aux talents de Crébillon ; ce sentiment profond des beautés sublimes de Corneille, exprimé à tout moment dans ce même Commentaire où il a relevé tant de défauts. Enfin, si j’étais forcé de croire que cet homme, qui ne pouvait regarder qu’au-dessous de lui, a eu le regard de l’envie ; que celui à qui l’on peut appliquer si justement ce vers d’une de ses tragédies[1],

De qui dans l’univers peut-il être jaloux ?


a pourtant été jaloux lui-même ; si des indices toujours suspects, des apparences toujours trompeuses, quand il s’agit de juger le cœur humain, pouvaient se changer en démonstration, je détournerais les yeux avec confusion et avec douleur de cette triste et affligeante vérité : car il y a pour l’homme de bien une sorte de religion à baisser la vue, pour ne rencontrer ni les faiblesses du génie, ni les fautes de la vertu.

Mais parmi ces faiblesses heureusement il en est de bien pardonnables, et qu’on peut avouer sans peine : par exemple, celle qu’il eut de prétendre encore à la force tragique dans un âge à qui elle n’est plus possible, et d’oublier les leçons qu’il donnait à cette vieillesse, qui n’est faite, disait-il lui-même dans le Temple du Goût, que pour le bon sens. La sienne, il est vrai, était faite pour les Grâces ; elle pouvait se couronner de fleurs : il voulut l’armer du poignard de Melpomène. Et quel homme, après tout, devait aimer le théâtre plus que Voltaire, et plus longtemps ? Sans doute sa carrière théâtrale, si Tancrède l’avait fermée, aurait été sans égale ; toutes les traces en étaient lumineuses, et la gloire sans mélange. Rival de Sophocle à vingt ans, il voulut l’être à quatre-vingts, et finir, comme lui, par remporter la palme dramatique. Plein de cette idée séduisante, il souriait avec complaisance à ces nombreux enfants de sa vieillesse, qui n’offraient plus que les traits presque effacés d’une belle nature affaiblie. Sophocle, avec deux scènes, avait pu, à cent ans, charmer encore Athènes[2] ; mais Vol-

  1. Tancrède, acte IV, scène V.
  2. C’est Corneille qui, dans son Discours au roi (1676), a dit :

    Tel Sophocle à cent ans charmait encore Athènes ;
    Tel bouillonnait encor son vieux sang dans ses veines.