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ÉLOGE DE VOLTAIRE


succès de Voltaire, comme usurpés par la cabale, peignaient la vieillesse de Crébillon, si longtemps délaissée et ensevelie dans l’ombre. « C’était là l’homme de la France, l’Eschyle et le Sophocle du siècle, le dieu de la tragédie, le seul et digne rival de Corneille et de Racine ; et, après nos trois tragiques, marchait un bel esprit, que quelques beautés, le caprice du public, et la faveur de la cour, avaient mis à la mode. »

Voilà ce qu’on répétait dans vingt brochures, avec toute l’amertume et tous les emportements de la haine. La France demandait à grands cris un Catilina qui allait tout effacer. Paris retentissait des lectures de Catilina, et en pressait la représentation. Au milieu de cette effervescence générale des esprits, Voltaire prend une résolution noble et hardie, que le préjugé condamna, la seule pourtant qui convint à la supériorité méconnue. Il ne veut combattre ses détracteurs et ses adversaires qu’avec les armes du talent. On lui préfère un rival ; il offre de se mesurer avec lui corps à corps, en traitant les mêmes sujets ; mais ce qui pour les Grecs, pour les vrais juges de la gloire, n’était qu’une généreuse émulation, digne des Euripide et des Sophocle, fut dans nos idées étroites et pusillanimes une basse jalousie, et aux yeux de l’esprit de parti un crime atroce. Dès lors le déchaînement fut au comble.

Quand des ennemis ardents et adroits ont, sous un prétexte spécieux, échauffé les têtes du vulgaire, il n’y a plus ni frein ni mesure. Le mouvement une fois donné se communique de proche en proche, et acquiert une force irrésistible. L’homme innocent, que la calomnie hypocrite poursuit au nom de la morale et de la vertu, n’est plus qu’une victime dévouée à l’anathème ; contre lui toutes les attaques sont légitimes, et toutes ses défenses sont coupables. Le mensonge a raison dans la bouche de ses persécuteurs, et la vérité a menti dans la sienne. Tous les faits sont altérés et tous les principes confondus. Le méchant, si satisfait de pouvoir prononcer le mot d’honnêteté, au moment où il en viole toutes les lois ; le plus vil détracteur, flatté de jouer un rôle ; tous viennent lancer leurs traits dans la foule. Les libelles, les diffamations, les invectives, se succèdent et se renouvellent. C’est une sorte de vertige qui agit sur tous les esprits, jusqu’à ce qu’enfin cette rage épidémique s’épuise par ses propres excès, comme un incendie s’arrête faute d’aliment.

Cette époque était le règne de l’injustice : elle triompha. Dans la même année, un drame insensé et barbare, Catilina, est accueilli avec des transports affectés ; et la sublime tragédie de Sémiramis ne recueille que le mépris et l’outrage. Nanine, l’ouvrage des Grâces, est à peine supportée ; Oreste est à peine entendu ; Oreste, ce beau monument de l’antique simplicité, et dix ans après si justement applaudi. La haine jouit de tant de victoires ; Voltaire lui cède enfin, et abandonne sa patrie.

Sa renommée lui préparait un asile illustre ; et comme l’amitié l’avait autrefois fixé à Cirey, la reconnaissance l’attirait à Berlin. Sans doute il fallait que la destinée rapprochât les deux hommes les plus extraordinaires de leur siècle. On citera souvent ce commerce d’un monarque et d’un homme de lettres, et cette confiance intime et familière qui peut-être n’avait