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PAR LA HARPE.


sa puissance naturelle, elle souffre, se tait, et attend. Bientôt, plus il a été élevé, plus elle a de moyens de l’attaquer. Les hommes sont si prompts à s’armer contre tout ce qu’on veut placer au-dessus d’eux ! Supportera-t-on volontiers cette prééminence qui semble reconnue et établie ? laissera-t-on dans la capitale et à la cour un homme qui doit faire ombrage à tant d’autres ? Mais comment l’en écarter ? comment forcer à la fuite celui qui a déjà résisté à tant de contradictions et de dégoûts ? et d’ailleurs qui lui opposer ? Rousseau, longtemps son antagoniste, n’était plus[1] ; et nul autre que lui n’ayant alors illustré ce nom, devenu depuis célèbre dans la prose comme dans la poésie ; Rousseau, assez honoré d’être le lyrique de la France, n’avait pas encore été appelé grand. Piron, prodiguant les sarcasmes et les satires ; Piron, qui avait fait moins de bonnes épigrammes que Voltaire n’avait fait de chefs-d’œuvre, affectait en vain une rivalité qui n’était que ridicule, et à laquelle lui-même ne croyait pas.

Mais alors vivait à Paris, dans une obscurité volontaire, dans une oisiveté que l’on pouvait reprocher à ses goûts, et dans une indigence qu’on pouvait reprocher à sa patrie, un homme d’un génie brut et de mœurs agrestes, qui, après s’être fait, quoique un peu tard, une réputation acquise par plus d’un succès, depuis trente ans s’était laissé oublier, en oubliant son talent. Cet homme était Crébillon, écrivain mâle et tragique, qui, avec plus de verve que de goût, un style énergique et dur, des beautés fortes, et une foule de défauts, avait pourtant eu la gloire de remplir l’intervalle entre la mort de Racine et la naissance de Voltaire. Mais ce feu sombre et dévorant dont il avait pour ainsi dire noirci ses premières compositions n’avait depuis jeté de loin en loin que de pâles étincelles, et paraissait même entièrement consumé : semblable à ces volcans éteints qui, après quelques explosions subites et terribles, se sont refroidis et refermés, et sur lesquels le voyageur passe, en demandant où ils étaient.

À Dieu ne plaise que je veuille accuser les bienfaits si légitimes et si noblement répandus sur la vieillesse pauvre d’un homme de génie ! Que les libéralités royales soient venues le chercher dans sa retraite, qu’on ait voulu l’en tirer déjà presque octogénaire, le produire à la cour, pour laquelle il était si peu fait, et ressusciter un talent qui n’était plus ; que ses drames, si imparfaits, et la plupart déjà condamnés, aient été confiés aux presses du Louvre, tandis que toutes celles de l’Europe reproduisaient à l’envi les immortelles tragédies de Voltaire : je souscris à ces honneurs, peut-être d’autant plus exagérés qu’ils étaient tardifs. Si le crédit qui les attira sur lui ne fut pas dirigé par des intentions pures, au moins les effets en furent louables ; et si l’envie méditait le mal, au moins, pour la première fois peut-être, elle commença par faire le bien. Mais bientôt ses fureurs, en éclatant, manifestèrent quelle avait été sa politique ; bientôt l’intérêt qu’avait inspiré le mérite que l’on tirait de l’oubli se tourna contre celui qu’on voulait détruire, parce qu’il jetait trop d’éclat.

Des voix passionnées, des plumes mercenaires, pour rendre odieux les

  1. J.-B. Rousseau est mort en 1741.