Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/250

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
176
ÉLOGE DE VOLTAIRE


moment où le talent supérieur se présente aux hommes pour obtenir leurs suffrages, il doit s’attendre à une résistance égale à ses prétentions. La sévérité des jugements sera proportionnée à l’opinion qu’il aura donnée de lui ; car, si on loue avec complaisance quelques beautés dans ce qui n’est que médiocre, on recherche avec une curiosité maligne quelques fautes dans ce qui est excellent. D’ailleurs l’admiration est un hommage involontaire ; et à peine est-il arraché qu’on regarde comme un soulagement tout ce qui peut nous en affranchir. C’est là le soin dont se charge l’envie, presque toujours sûre que sa voix sera entendue par le génie et écoutée par la multitude : elle s’applaudit de ce double avantage ; il faut bien le lui laisser, elle est toujours si malheureuse, même lorsqu’elle jouit ! Quand elle parviendrait à égarer pour un temps l’opinion publique, elle ne peut ni s’ôter à elle-même le sentiment de sa bassesse, ni ôter au talent celui de sa force. Quand elle insultait avec une joie si lâche et si furieuse aux disgrâces qu’essuya Voltaire au théâtre dans ses premières années ; quand elle voyait d’un œil si content Amasis[1] applaudi trois mois, et Brutus abandonné ; quand les plus beaux esprits du temps[2], devenus les échos de la prévention et de la malignité, conseillaient à l’auteur d’Œdipe de renoncer à un art qu’il devait porter si loin, que faisait alors le grand homme méconnu ? il faisait Zaïre. Zaïre était déchirée dans vingt libelles, mais on ne se lassait pas plus de la voir que de la censurer. La chute d’Adélaïde, injure qui ne fut expiée que trente ans après, consola les ennemis de Voltaire ; Alzire vint renouveler leurs douleurs. ils s’en vengèrent, en réduisant à l’exil l’auteur de la charmante bagatelle du Mondain. Zulime fut encore pour eux une consolation. Ils eurent surtout le plaisir si digne d’eux, et si honteux pour la France, d’arrêter les représentations de Mahomet ; Mérope les accabla.

La haine ne se lasse jamais, il est vrai ; mais il vient un temps où la foule, qu’elle fait mouvoir d’ordinaire, se lasse de la croire et de la seconder. L’intérêt qu’excite à la longue le talent persécuté l’emporte alors sur les clameurs du préjugé et de la calomnie. On veut être juste, au moins un moment ; la justice devient faveur, la faveur devient enthousiasme. Un pareil instant devait se rencontrer dans la vie de Voltaire. Il est appelé au théâtre par les acclamations publiques, et à la cour par des honneurs, des récompenses et des titres. Un monarque étranger[3] le dispute à son souverain. Berlin veut déjà l’enlever à la France ; et enfin l’on permet à l’Académie française[4] de compter parmi ses membres un grand homme de plus.

Cependant, si l’envie avait été forcée de souffrir qu’il obtînt la justice qui lui était due, elle était loin de consentir qu’il en jouît en paix, et n’y était encore ni résignée ni réduite. Elle connaît trop les hommes pour s’opposer à cette ivresse passagère, à ce torrent rapide qu’elle ne se flatte pas d’arrêter ; et dans ces jours brillants et rares, où le génie semble avoir toute

  1. Tragédie de Lagrange, jouée en 1701 ; voyez tome IV, page 181, et XXXIV, 408.
  2. Fontenelle.
  3. Frédéric II, roi de Prusse.
  4. En 1746 ; voyez la note, tome XXIII, page 205.