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PAR LA HARPE.


de ses destinées, les honneurs amassés sur lui par la renommée l’ont-ils emporté sur les outrages accumulés par la haine ?… Ici un sentiment de tristesse, un trouble involontaire me saisit, et m’arrête un moment ; il suspend cet enthousiasme qui, dans l’éloge d’un grand homme, entraînait vers lui toutes mes facultés. Cette image que j’aimais à contempler, si pure et si brillante, semble déjà se couvrir de nuages et s’envelopper de ténèbres. Ah ! viens les dissiper ; lève-toi dans ton éclat, ô divinité consolante, fille du temps, ô justice ! toi que j’ai vue sortir de la poussière de quatre générations ensevelies, et venir, les lauriers dans la main, placer sur cette tête octogénaire la couronne qu’un moment après a renversée la faux de la mort ! Prêt à passer à travers tant d’orages, j’ai besoin d’entrevoir de loin ce jour si beau que tu fis luire sur sa vieillesse ; et je me souviendrai alors que les épreuves du génie ne servent pas moins que ses triomphes, et à l’instruction des hommes, et à sa propre grandeur.

TROISIÈME PARTIE.

L’amour de la gloire n’appartient qu’aux âmes faites pour la mériter. La médiocrité vaine et inquiète s’agite dans ses prétentions pénibles et trompées ; elle cherche de petits succès par de petits moyens ; mais la première pensée du grand écrivain est celle d’exercer sur les esprits l’empire du talent et de la vérité. Cette ardente passion de la gloire, l’infatigable activité qui en est la suite nécessaire, un besoin toujours égal et du travail et de la louange ; c’était là le double ressort qui remuait si puissamment l’âme de Voltaire ; ce fut le mobile et le tourment de sa vie. La nature et la fortune le servirent comme de concert, et aplanirent sa route. L’une l’avait doué de cette rare facilité pour qui l’étude et l’application sont des jouissances et non pas des efforts, et qui ne laisse sentir que le plaisir et jamais la fatigue de produire ; l’autre lui procura cette précieuse indépendance qui élève l’âme et affranchit le talent, lui permet le choix de ses travaux, et ne met aucune borne à son essor.

Malheur à toi, qui que tu sois, à qui le ciel a départi à la fois le génie et la pauvreté ! celle-ci, par un mélange funeste, altérera souvent ce que l’autre a de plus pur, et avilira même ce qu’il a de plus noble. Si elle ne réduit pas ta vieillesse comme celle d’Homère aux affronts de la mendicité ; si elle ne t’arrache pas comme à Corneille des ouvrages précipités, et des flatteries serviles également indignes de toi ; si elle ne plie pas la fermeté de ton âme jusqu’à l’intrigue et la souplesse, du moins elle embarrassera tes premiers pas dans ses piéges, multipliera devant toi les barrières et les obstacles, et jettera des nuages sur tes plus beaux jours, qui en seront longtemps obscurcis. Dans la culture des arts, l’imagination inconstante n’a qu’un certain nombre de moments heureux qu’il faut pouvoir attendre et saisir, et souvent tu ne pourras ni l’un ni l’autre. Ton âme sera préoccupée ou asservie, et tes heures ne seront pas à toi. Tu seras détourné dans des sentiers longs et pénibles avant de pouvoir tendre au but que tu cherches ;