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ÉLOGE DE VOLTAIRE


Si Voltaire a été égaré par un sentiment trop vif des maux qu’a faits à l’humanité l’abus d’une religion qui doit la protéger ; si, en retranchant des branches empoisonnées, il n’a pas assez respecté le tronc sacré qui rassemble tant de nations sous son ombre immense, je laisse à l’Arbitre suprême, à celui qui seul lit dans les consciences, à juger ses intentions et ses erreurs, ses fautes et ses excuses, les torts qu’il eut et le bien qu’il fit ; mais je dis à ceux qui s’alarment de ces atteintes impuissantes : Fiez-vous à la balance déposée dans les mains du temps, qui d’un côté retient et affermit tout ce qu’a fait le génie sous les yeux de la raison, et secoue de l’autre tout ce que les passions humaines ont pu mêler à son ouvrage. Le mal que vous craignez est passager, et le bien sera durable.

Voltaire fut du moins un des plus constants adorateurs de la Divinité :

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Ce beau vers fut une des pensées de sa vieillesse[1], et c’est le vers d’un philosophe. Quand on ira visiter le séjour qu’il a longtemps embelli et vivifié, on lira son nom sur le frontispice d’un temple simple et rustique, élevé, par son ordre et sous ses yeux, au Dieu qu’il avait chanté[2]. Ses vassaux, qui l’ont perdu, leurs enfants, héritiers de ses bienfaits, diront au voyageur qui se sera détourné pour voir Ferney : « Voilà les maisons qu’il a bâties, les retraites qu’il a données aux arts utiles, les terres qu’il a rendues à la culture, et dérobées à l’avidité des exacteurs. Cette colonie nombreuse et florissante est née sous ses auspices et a remplacé un désert. Voilà les bois, les avenues, les sentiers où nous l’avons vu tant de fois. C’est ici que s’arrêta le chariot qui portait la famille désolée de Calas ; c’est là que tous ces infortunés l’environnèrent en embrassant ses genoux. Regardez cet arbre consacré par la reconnaissance, et que le fer n’abattra point ; c’est celui sous lequel il était assis quand des laboureurs ruinés vinrent implorer ses secours, qu’il leur accorda en pleurant, et qui leur rendirent la vie. Cet autre endroit est celui où nous le vîmes pour la dernière fois… » Et à ce récit le voyageur qui aura versé des larmes en lisant Zaïre en donnera peut-être de plus douces à la mémoire des bienfaits.

Voilà ce qu’a fait Voltaire : quel a été son sort ? ces talents chéris à tant de titres, et qui ont été les délices et l’instruction de tant de peuples, qu’ont-ils pu pour son bonheur ? en prenant tant de pouvoir sur les âmes, quel était celui qu’ils exerçaient sur la sienne ? cette gloire qui remplissait le monde avait-elle rempli son cœur ? eut-il, dans le long cours de cette vie laborieuse et illustre, plus de jours sereins que de jours orageux ? a-t-il obtenu plus de récompenses qu’il n’a essuyé de persécutions ? enfin, dans la balance

  1. Voltaire avait soixante-quatorze ou soixante-quinze ans quand il fit ce vers, qui est dans l’Épître à l’auteur du livre Des trois Imposteurs ; voyez tome X, page 402.
  2. Il avait fait mettre cette inscription : Deo erexit Voltaire ; voyez page 107.