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PAR LA HARPE.


lon français sur les mers des deux mondes ! C’est la première fois, depuis les jours de Sully et de Henri IV, qu’on a su illustrer la nation sans charger le peuple, et que la gloire n’a point coûté de larmes. C’est la première fois qu’on a vu l’administration, portant de tout côté la lumière et la réforme, exécuter au milieu de la guerre tout le bien qu’on n’aurait pas osé espérer même dans la paix. Ah ! le grand homme que je célèbre s’applaudirait sans doute de voir associer ton éloge au sien ; mais que n’a-t-il pu lire cet édit[1] qu’il avait tant désiré ; cet édit mémorable, émané d’un souverain qui, se glorifiant de commander à un peuple libre, sûr de trouver partout des enfants dans ses sujets, ne veut point d’esclaves dans ses domaines ! Oh ! comme, en voyant remplir l’un des vœux qu’il a le plus souvent formés, Voltaire se serait écrié dans sa joie : « Je ne m’étais pas trompé quand j’ai regardé ce nouveau règne comme le présage des plus heureux changements ! La vertu du jeune monarque a devancé l’expérience ; l’expérience a été suppléée en lui par cet amour du bien qui est l’instinct des belles âmes.

Ainsi se réalisent tôt ou tard les vœux et les pensées du génie ; ainsi croît et s’établit de jour en jour ce juste respect pour l’homme, respect qui seul peut apprendre aux maîtres de ses destinées à assurer son bonheur. Ce sentiment sublime dut être inconnu dans les siècles d’ignorance, où tous les droits étant fondés sur la force et la conquête, il semblait qu’il n’y eût de condition dans l’humanité que celle de vainqueur ou de vaincu, de maître ou d’esclave ; mais il devait naître à la voix de la philosophie, et s’affermir par l’étude et le progrès des lettres. La considération de ceux qui les cultivent a dû s’augmenter avec le pouvoir des vérités qu’ils ont enseignées, et s’est encore fortifiée du nom et de la gloire de Voltaire : car si nul homme n’a tiré des lettres un plus grand éclat, nul aussi ne leur a donné plus de lustre. Les écrivains distingués, les hommes d’un mérite véritable, apprirent de lui à mieux sentir leurs droits et leur dignité, et surent plus que jamais ennoblir leur existence. Ils apprirent à substituer aux dédicaces serviles, qui avaient été si longtemps de mode, des hommages désintéressés et volontaires, rendus à la vraie supériorité, ou des tributs plus nobles encore payés à la simple amitié. En étendant l’usage de leurs talents, ils conçurent une ambition plus relevée ; ils sentirent que le temps était venu pour eux d’être les interprètes des vérités utiles, plutôt que les modèles d’une flatterie élégante ; les organes des nations, plutôt que les adulateurs des princes, et des philosophes indépendants, plutôt que des complaisants titrés. Il est vrai qu’irritée de leur gloire nouvelle, la haine a employé contre eux de nouvelles armes ; mais la raison, qu’il est difficile d’étouffer quand une fois elle s’est fait entendre, confond à tout moment et livre au mépris ces calomniateurs hypocrites, ces déclamateurs à gages, qui représentent les gens de lettres comme les ennemis des puissances, parce qu’ils sont les défenseurs de l’humanité ; et comme les détracteurs de toute autorité légitime, parce qu’ils aspirent à l’honneur de l’éclairer.

  1. L’édit portant abolition du droit de mainmorte dans les domaines du roi. (Note de l’auteur de l’Éloge.)