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ÉLOGE DE VOLTAIRE


d’infection et de pourriture, de changer les temples en cimetières, et de placer les autels sur des cadavres ; mais il entendit la voix des prélats les plus illustres, et des tribunaux les plus respectables, s’élever avec lui contre la force de la coutume, qui leur a résisté jusqu’ici, et qui sans doute doit céder un jour.

Il ne vit pas une réforme absolue et régulière retrancher les abus odieux de notre jurisprudence, simplifier les procédures civiles, adoucir les lois criminelles, supprimer ces tortures autrefois inventées par les tyrans contre les esclaves, et employées par les sauvages contre leurs captifs ; et ces supplices recherchés, ajoutés à l’horreur de la mort, qui, sous prétexte de venger les lois, violent la première de toutes, l’humanité ; mais il vit la sagesse des juges suppléer souvent aux défauts de la législation, et tempérer les ordonnances par leurs arrêts.

Il ne vit pas combler ces cachots abominables qui rappellent les cruautés tant reprochées aux Caligula, aux Tibère ; ces retraites infectes où des hommes enferment des hommes, sans songer que le coupable, quel qu’il soit, ne doit mourir qu’une fois, et qu’enchaîné par la loi vengeresse il doit respirer l’air des vivants, jusqu’à ce qu’elle lui ait ôté la vie. Il ne vit pas fermer au milieu de nous ces demeures non moins destructives et meurtrières, fondées pour être l’asile de l’infirmité et de la maladie, et qui ne sont que des gouffres où vont incessamment s’engloutir des milliers d’hommes, victimes de la contagion qu’ils se communiquent.

Il ne vit pas remédier aux vices mortels de cette autre institution, si précieuse dans son origine, destinée à assurer les premiers secours à ces malheureux enfants qui n’ont de père que l’État, institution faite pour l’honorer et l’enrichir, et qui, soit négligence dans les fonctions, soit défaut dans les moyens, éteint dans leur germe les générations naissantes, et tarit le sang de la patrie ; mais au regret qu’il dut sentir de voir des maux si grands attendre encore les derniers remèdes, combien il se mêla de consolation ! Il versa des larmes d’attendrissement quand il jeta les yeux sur le tableau de ces calamités, exposé dans la chaire de vérité par de dignes et éloquents ministres de la parole évangélique, présenté dans Versailles à l’âme pure et sensible d’un jeune roi qui en fut ému, et qui, ne se bornant pas à une pitié stérile, donna sur-le-champ des ordres pour arrêter le cours de ces fléaux que son règne doit voir finir. Hélas ! le bien est toujours si difficile, même aux souverains ! L’or, nécessairement prodigué contre les ennemis de la France, ne peut être dispensé qu’avec tant de réserve, même pour les réformes les plus pressantes.

Tu les achèveras sans doute, ô toi l’héritier du génie de Colbert[1] dont tu as été le panégyriste ! toi que la reconnaissance publique a dû naturaliser Français lorsque, par des moyens dont le secret n’a été connu que de toi seul, tu as su créer tout à coup ces trésors destinés à faire régner le pavil-

  1. Necker, contrôleur général des finances lorsque La Harpe publia l’Éloge de Voltaire, est auteur d’un Éloge de Colbert, couronné en 1773 par l’Académie française.