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ÉLOGE DE VOLTAIRE


devant le ridicule. Il reproduisait sous toutes les formes ces maximes d’indulgence fraternelle et réciproque, devenues le code des honnêtes gens ; ces anathèmes lancés contre l’espèce de tyrannie qui veut tourmenter les âmes et assujettir les opinions ; ce mépris mêlé d’horreur pour la basse hypocrisie qui se fait un mérite et un revenu de la délation et de la calomnie.

Le persécuteur fut livré à l’opprobre, et l’enthousiaste à la risée. La méchanceté puissante craignit une plume qui écrivait pour le monde entier, et qui fixait l’opinion ; et alors s’établit une nouvelle magistrature dont le tribunal était à Ferney, et dont les oracles, rendus en prose éloquente et en vers charmants, se faisaient entendre au delà des mers, dans les capitales, dans les cours, dans les tribunaux, et dans les conseils des rois. Le pouvoir inique, ou prévenu, ou oppresseur, qui essayait d’échapper à cette juridiction suprême, se trouvait de toute part heurté, investi par cette force qu’exerce la société chez un peuple où elle est le premier besoin. Partout on rencontrait Voltaire, partout on entendait sa voix ; et il n’y avait personne qui ne dût craindre d’être inscrit sur ces tables de justice et de vengeance, où la main du génie gravait pour l’immortalité.

Cette autorité extraordinaire devait naturellement être appuyée sur une considération personnelle, aussi rare que les talents qui en étaient la source. Les tributs de l’Europe entière apportés chaque jour à Ferney ; le marbre taillé par Pigalle, et chargé de reproduire à la postérité, et les traits de Voltaire, et l’hommage aussi libre qu’honorable de l’admiration des gens de lettres ; le commerce intime, les présents, les caresses, les visites des souverains, le prix qu’ils semblaient attacher à ses louanges, l’empressement qu’ils montraient à l’honorer, le concours de toutes les grandeurs, de toutes les réputations, et, ce qui est plus respectable, de tous les plus opprimés, dans l’asile d’un vieillard retiré au pied des Alpes : tout contribuait à donner du poids à son suffrage, tout consacrait une vieillesse qui était l’appui de l’infortune et de l’innocence, et une demeure qui en était le refuge.

C’est là que vous vîntes, couverts des haillons de l’indigence et baignés des larmes du désespoir, déplorables enfants de Calas, et toi, malheureux Sirven, victimes d’un fanatisme atroce et d’une jurisprudence barbare ! c’est là que vous vîntes embrasser ses genoux, lui raconter vos désastres, et implorer ses secours et sa pitié. Hélas ! et qui vous amenait dans la solitude champêtre d’un philosophe chargé d’années ? On ne vous avait point dit que ce fût un homme puissant par ses places ou par ses titres ; vous ne vîtes autour de lui aucune de ces marques imposantes des fonctions publiques, qui annoncent un soutien et une sauvegarde à quiconque fuit l’oppression ; et vous êtes à ses pieds ! et vous venez l’invoquer comme un dieu tutélaire ! Peut-être ne connaissiez-vous de lui que son nom et sa renommée ; vous aviez seulement entendu dire que la nature l’avait créé supérieur aux autres hommes ; et vous avez pensé que, fait pour les éclairer, il l’était aussi pour les secourir. Sans autre recommandation que votre malheur, sans autre soutien que votre conscience, vous avez espéré de trouver en lui un juge au-dessus de tous les préjugés, un défenseur au-dessus de toutes les craintes.