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PAR LA HARPE.


devance le grand jour de la raison, avaient commencé à adoucir les mœurs, en polissant les esprits. Telle est la marche ordinaire de l’homme ; il jouit avant de réfléchir, et imagine avant de penser. Souvenons-nous qu’il n’y a pas plus de deux cents ans que l’Europe est sortie de la barbarie, et ne nous étonnons pas de voir la société si perfectionnée, et l’économie politique encore si imparfaite. Cette dernière est pourtant le but auquel tout doit tendre, et la base sur laquelle tout doit s’affermir ; mais c’est le plus lent ouvrage de l’homme et du temps. Pour fonder l’empire des arts, il suffit que la nature fasse naître des talents ; mais, pour que l’existence politique de chaque citoyen soit la meilleure possible, il faut que la raison se propage de tout côté, que les lumières deviennent générales, et que la force qui combat les préjugés et les abus devienne d’abord égale, et ensuite supérieure à celle qui les défend.

Il suffit de consulter un moment l’histoire et le cœur humain, pour voir combien cette lutte doit être longue et pénible. Mais au milieu de tant d’oppresseurs de toute espèce, dont l’existence est attachée à des abus absurdes et cruels, qui se sentira fait pour les attaquer ? Des hommes capables de préférer l’ambition d’éclairer leurs semblables à celle de les asservir, et l’honneur dangereux d’être leurs bienfaiteurs et leurs guides, à la facilité d’être leurs tyrans ; des hommes qui aimeront mieux la reconnaissance des peuples que leurs dépouilles, et leurs louanges que leur soumission. Et qui donc, j’ose le dire, sera plus susceptible de cette généreuse ambition que ceux qui se sont voués à la culture des lettres ? La plupart, éloignés, par ce dévouement même, de toutes les places qui flattent la vanité ou qui tentent l’avarice, n’attendent rien des autres qu’un suffrage, et de leur travail que l’honneur. Ils ne peuvent avoir d’intérêt à tromper, car leur gloire est fondée sur la raison. Aussi, depuis ce grand art de l’imprimerie, si favorable aux progrès de l’esprit humain, leur influence a été de plus en plus sensible, et a préparé celle de Voltaire.

La dialectique de Bayle avait aiguisé le raisonnement, et accoutumé au doute et à la discussion ; les agréments de Fontenelle avaient tempéré la sévérité que l’on portait en tous sens dans les matières abstraites ; Montesquieu surtout avait agité les têtes pensantes ; mais tous ces différents effets avaient été plus ou moins circonscrits, et par le nombre des lecteurs, et par la nature des objets. Voltaire parla de tout et à tous. Il dut au charme particulier de son style et à la tournure de ses ouvrages d’être plus lu qu’aucun écrivain ne l’avait jamais été ; et la mode se mêlant a tout, et chacun voulant lire Voltaire, il rendit l’ignorance honteuse, et le goût de l’instruction général. Ce fut là le premier fondement de sa puissance. L’éloquence et le ridicule en furent les armes. Il émeut une nation douce et sensible par des peintures touchantes, et amusa un peuple frivole et gai par des plaisanteries. Il fit retentir à nos oreilles le mot d’humanité ; et si quelques déclamateurs en ont fait depuis un mot parasite, il sut le rendre sacré.

Cette dureté intolérante, née de l’habitude des querelles, fut adoucie par la morale persuasive que respirent ses écrits ; et cette malheureuse importance que la médiocrité cherche à se donner par l’esprit de parti tomba