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PAR LA HARPE.


ont pu, je l’avoue, en étendant la carrière des arts, en multiplier les écueils : les richesses qu’il est venu apporter ont pu introduire un luxe contagieux ; ses hardiesses heureuses ont pu préparer de dangereuses licences ; et la séduction de ses beautés, qui sont par elles-mêmes si près de l’abus, ce charme qui se retrouve jusque dans ses défauts, a pu contribuer à la corruption de ce goût dont il a été si longtemps le défenseur et le modèle.

Mais cet effet du talent, inséparable de son pouvoir sur la foule imitatrice, est le tort de la nature, et non pas le sien. Reprocherons-nous à Voltaire d’avoir mis sur la scène une philosophie intéressante, parce qu’on y a maladroitement substitué une morale déplacée, factice, et déclamatoire ; d’avoir soutenu une grande action par un magnifique appareil, et proportionné la pompe du théâtre à celle de ses vers, parce que, depuis, on a cru pouvoir se passer de vraisemblance et de style à la faveur du spectacle et des décorations ?

Le blâmerons-nous d’avoir été éloquent dans l’histoire, parce que d’autres y ont été rhéteurs ; d’y avoir eu souvent la sagesse du doute, parce que d’autres l’ont remplacée par la folie des paradoxes ? La légèreté et la grâce de ses poésies familières perdront-elles de leur mérite parce que des esprits faux et frivoles, en voulant lui ressembler, ont pris le jargon pour de la gaieté, la déraison pour de la saillie, et l’indécence pour le bon ton ? La flexibilité de sa diction rapide et variée, et l’art piquant de ses contrastes, ont-ils moins de prix, parce que la multitude, qui croit le copier, a dénaturé tous les genres et confondu tous les styles ? Enfin lui aurons-nous moins d’obligation d’avoir mêlé dans son coloris tragique quelques teintes sombres et fortes du pinceau des Anglais, parce que l’on s’est efforcé depuis de noircir la scène française d’horreurs dégoûtantes et d’atrocités froides, de faire parler à Melpomène le langage de la populace, et de dégrader Corneille et Racine devant Shakespeare ? Ces écarts du vulgaire, toujours prêt à s’égarer en voulant aller plus loin que ceux qui le mènent, peuvent-ils balancer tant de leçons utiles et frappantes, qui perpétueront dans l’avenir le nom et l’ascendant de Voltaire ?

Sans doute il ne faut pas s’attendre à voir renaître rien de semblable à lui : car, avec les mêmes talents, il faudrait encore la même activité pour les mettre en œuvre, et la même indépendance pour les exercer ; et comment se flatter de voir une seconde fois la même réunion de circonstances fortuites et d’attributs naturels ? Cependant, comme il ne faut jamais désespérer ni de la nature ni de la fortune, supposons un moment que toutes deux paraissent d’intelligence pour lui donner un successeur et un rival capable d’égaler tant de travaux et de succès, il restera toujours à Voltaire une gloire particulière qui ne peut plus être ni partagée ni remplacée, celle d’avoir imprimé un grand mouvement à l’esprit humain.

Descartes avait fait une révolution dans la philosophie spéculative ; Voltaire en a fait une bien plus étendue dans la morale des nations et dans les idées sociales. L’un a secoué le joug de l’école, qui ne pesait que sur les savants ; l’autre a brisé le sceptre du fanatisme, qui pesait sur l’univers.

Les arts, dont la lumière douce et consolante est comme l’aurore qui