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ÉLOGE DE VOLTAIRE


prétendre qu’on le soit. Il écrit à la fois en poëte et en homme du monde, mais de manière à faire croire qu’il est aussi naturellement l’un que l’autre. Il loue d’un mot, il peint d’un trait. Il effleure une foule d’objets, et rapproche les plus éloignés ; mais ses contrastes sont piquants, et non pas bizarres. Il n’exagère point le sentiment, et ne charge pas la plaisanterie. Cette imagination dont le vol est si rapide, le goût ne la perd jamais de vue. Le goût lui a appris comme par instinct que, si les fautes disparaissent dans un grand ouvrage, une bagatelle doit être finie ; que le talent, qui peut être inégal dans ses efforts, doit être toujours le même dans ses jeux, et qu’il ne peut se permettre d’autre négligence que celle qui est une grâce de plus, et qui ne peut appartenir qu’à lui.

Tant de succès et de chefs-d’œuvre semblent caractériser un homme que la nature appelle de préférence à être poëte : une seule chose pourrait en faire douter, c’est sa prose. Quoique parmi les qualités qu’exigent ces deux genres d’écrire il y en ait nécessairement de communes à tous ceux qui ont excellé dans l’un et dans l’autre ; quoiqu’il soit vrai même que la prose, quand elle s’élève au sublime, peut avoir quelque ressemblance avec la poésie, et que la poésie à son tour doit, pour être parfaite, se rapprocher de la régularité de la prose ; cependant on a observé que de tout temps les prosateurs et les poëtes ont formé deux classes très-distinctes, et que les lauriers de ces deux espèces de gloire ne s’entrelaçaient point sur un même front. Sans s’étendre ici sur l’inutile énumération des noms célèbres dans les lettres, il suffit de pouvoir affirmer que, jusqu’à nos jours, il n’avait été donné à aucun homme d’être grand dans les deux genres ; et c’était donc à Voltaire qu’était réservé l’honneur de cette exception, unique dans les annales des arts !

La nature a-t-elle assez accumulé de dons et de faveurs sur cet être privilégié ? a-t-elle voulu honorer notre espèce en faisant voir une fois tout ce qu’un mortel pouvait rassembler de talents ? ou bien a-t-elle prétendu marquer elle-même les dernières limites de son pouvoir et de l’esprit humain ? a-t-elle fait pour Voltaire ce qu’autrefois la fortune avait fait pour Rome ? Faut-il qu’il y ait dans chaque ordre de choses des destinées à ce point prédominantes, et que, comme après la chute de la reine des nations, toutes les grandeurs n’ont été que des portions de sa dépouille, de même, après la mort du dominateur des arts, désormais toute gloire ne puisse être qu’un débris de la sienne !

Fait pour appliquer à tous les objets une main hardie et réformatrice, et pour remuer toutes les bornes posées par l’impérieux préjugé et l’imitation servile, il s’empare de l’histoire comme d’un champ neuf, à peine effleuré par des mains faibles et timides. Bientôt il y fera germer, pour le bien du genre humain, ces vérités fécondes et salutaires, ces fruits de la philosophie, que l’ignorance aveugle et l’hypocrisie à gages font passer pour des poisons, et que les ennemis de la liberté et de la raison voudraient arracher ; mais qui, malgré leurs efforts, renaissent sous les pieds qui les écrasent, et croissent enfin sous l’abri d’une autorité éclairée, comme l’aliment des meilleurs esprits, et l’antidote de la superstition et de la tyrannie.