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PAR LA HARPE.


un trait de plaisanterie à une image terrible, un trait de morale à une peinture grotesque, et confond ensemble le rire et les larmes, la folie et la raison[1].

Si ce mélange ne peut être goûté par ces juges trop rigoureux, à qui la raison seule est en droit de plaire, qu’ils lisent les Discours sur l’Homme, la Loi naturelle, le Désastre de Lisbonne ; et s’ils n’y trouvent pas l’étendue de plan, le sublime des idées, la rapidité de style que l’on admire dans les poésies philosophiques de Pope, ils y sentiront du moins une raison plus intéressante, plus aimable, plus rapprochée de nous ; ils ne résisteront pas à cette réunion si rare, et jusque-là si peu connue, d’une philosophie consolante, et de la plus belle poésie. Ils applaudiront à ces richesses nouvelles, et pour ainsi dire étrangères, apportées par Voltaire dans le trésor de la littérature nationale, et qui ont donné à notre poésie un caractère qu’elle n’avait pas avant lui.

Mais celui de tous les genres où il a été le plus original, qu’il s’est le plus particulièrement approprié, dans lequel il a eu un ton que personne ne lui avait donné, et que tout le monde a voulu prendre ; enfin, où il a prédominé, de l’aveu même de l’envie, qui consent quelquefois à vous reconnaître un mérite, pour paraître moins injuste quand elle vous refuse tous les autres ; ce genre est celui des poésies que l’on appelle fugitives, parce qu’elles semblent s’échapper avec la même facilité, et de la plume qui les produit, et des mains qui les recueillent ; mais qui, après avoir couru de bouche en bouche, restent dans la mémoire des amateurs, et sont consacrées par le goût.

Il serait également difficile, ou de se rappeler toutes les siennes, ou de choisir dans la foule, ou d’en rejeter aucune. Ce n’est ni la finesse d’Hamilton, ni la douceur naïve de Deshoulières, ni la gaieté de Chapelle, ni la mollesse de Chaulieu ; c’est l’ensemble et la perfection de tous les tons ; c’est la facilité brillante d’un esprit toujours supérieur, et aux sujets qu’il traite, et aux personnes à qui il s’adresse. S’il parle aux rois, aux grands, aux femmes, aux beaux esprits, c’est le tact le plus sûr de toutes les convenances, avec l’air d’être au-dessus de toutes les formes ; c’est cette familiarité libre, et pourtant décente, qui laisse au rang toutes ses prérogatives, et au talent toute sa dignité.

Il est le premier qui, dans cette correspondance, ait mis une espèce d’égalité qui ne peut pas blesser la grandeur, et qui honore le génie ; et cet art, qui peut être aussi celui de l’amour-propre, est caché du moins sous l’agrément des tournures. C’est là, surtout, qu’il fait voir que la grâce était un des caractères de son esprit. La grâce distingue sa politesse et ses éloges. Chez lui, la flatterie n’est que ce désir de plaire, dont on est convenu de faire un des liens de la société. Il se joue avec la louange ; et quand il caresse la vanité, sûr qu’alors le seul moyen d’avoir la mesure juste, c’est de la passer un peu, jamais du moins il ne parait ni être dupe lui-même, ni

  1. Voyez tome IX, page 12, un tout autre jugement de La Harpe sur la Pucelle.