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PAR LA HARPE.


les mœurs grecques, les mœurs du sérail, l’avilissement de Rome sous les tyrans, la théocratie toujours si puissante chez les Juifs. Mais combien cette partie du drame a-t-elle eu encore plus d’effet et plus d’étendue entre les mains de l’écrivain fécond qui a mis sous nos yeux le contraste savant et théâtral des Espagnols et des Américains, des Chinois et des Tartares ; qui a su attacher l’intérêt de ses tragédies aux grandes époques de l’histoire, à la naissance du mahométisme, qui depuis a étendu sur tant de peuples le voile de l’ignorance et le joug d’un despotisme stupide ; à l’invasion d’un nouveau monde, devenu la proie du nôtre ; à ce triomphe, unique dans les annales du genre humain, de la raison sur la force, et des lois sur les armes, qui a soumis les sauvages conquérants de l’Asie aux tranquilles législateurs du Katay ; à ce règne de la chevalerie qui, seule en Europe, au dixième siècle, balançait la férocité des mœurs, épurait l’héroïsme guerrier, le seul que l’on connût alors, et suppléait aux lois par les principes de l’honneur !

Ces caractères, esquissés dans Zaïre, ont été reproduits avec le plus grand éclat dans Tancrède, dernier monument où l’auteur, plus que sexagénaire, ait empreint sa force dramatique, et dans lequel il eut la gloire de donner, trente ans après Zaïre, le seul ouvrage qui puisse être comparé, pour l’intérêt théâtral, au plus attendrissant de ses chefs-d’œuvre.

Mais si l’amour n’a jamais été plus tendre et plus éloquent que dans Zaïre et Tancrède, la nature n’a jamais été plus touchante que dans Mérope. S’il peut être intéressant pour ceux qui étudient l’esprit humain d’observer des époques dans l’histoire du génie, j’en remarquerai quatre principales dans celui de Voltaire : Œdipe, qui a été le moment de sa naissance ; Zaïre, celui de sa force ; Mérope, celui de sa maturité ; Tancrède, où il a fini.

Mérope, qui de tous ses ouvrages eut le succès le plus universel, excita le plus d’enthousiasme, et fut pour lui le temps de la justice, des honneurs, et des récompenses ; Mérope est aussi ce qu’il a composé de plus parfait, de plus irréprochable dans le plan, de plus sévère dans la diction. Elle respire cette simplicité antique, la tradition la plus précieuse que nous ayons reçue des Grecs, ce naturel si aimable, encore perfectionné par ce goût délicat cette élégance moderne qui tient à des mœurs plus épurées. Le poëte n’y prend jamais la place de ses personnages, et le style a cette espèce de sagesse qui n’exclut point la douceur et les grâces, mais qui écarte le luxe des ornements. Enfin, c’est le premier drame, depuis Athalie, où l’on ait su intéresser sans amour ; et Voltaire eut encore une fois cette gloire dans la belle tragédie d’Oreste, que le goût de l’antique, l’éloquence du rôle d’Électre, l’art admirable de celui de Clytemnestre, ont rendue chère aux juges éclairés des arts et aux amateurs des anciens.

Supérieur à tous les écrivains dramatiques par la réunion des grands effets et des grandes leçons, par l’illusion du spectacle et la vérité des mœurs, en est-il qui l’emporte sur lui pour la beauté des caractères ? Dans les deux Brutus, la fermeté romaine, la rigidité républicaine et stoïque, l’amour des lois et de la liberté ; dans Cicéron, l’enthousiasme de la patrie et de la vertu ; dans César naissant, une âme dévorée de tous les désirs de