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PAR LA HARPE.


gie de Corneille ; et, ce qui est très-remarquable, il soutint mieux ce parallèle que celui de la perfection de Racine.

La littérature anglaise, qui commençait à être connue en France, et qu’il fut un des premiers à étudier, lui donna aussi des pensées nouvelles sur la tragédie. Il distingua, dans cet amas informe d’horreurs et d’extravagances, des traits de force et des lueurs de vérité, comme au fond des abîmes où l’avarice industrieuse va chercher les métaux on aperçoit, parmi le sable et la fange, l’or brut qui doit servir aux merveilles que fait naître la main de l’artiste. Le spectre d’Hamlet amena sur la scène le spectre d’Éryphile, qui ne réussit pas alors, mais qui depuis a produit dans Sémiramis un des plus grands effets de la terreur et de l’illusion théâtrales.

Enfin, après des essais multipliés, parvenu à cet âge où un esprit heureux s’est affermi par l’expérience, sans être encore refroidi par les années, riche à la fois des secours de l’étranger et des trésors de l’antiquité, éclairé par ses réflexions, ses succès et ses disgrâces, Voltaire est en état d’interroger en même temps et l’art et son génie ; et, du point où tous les deux sont montés, il lève la vue, et découvre d’un regard sûr et vaste jusqu’où il peut les élever encore. Une imagination ardente et passionnée lui montre de nouvelles ressources dans le pathétique ; et ses vues justes et lumineuses qu’il porte dans tous les arts lui apprennent à fortifier celui du théâtre par l’alliance de la philosophie. Des effets plus profonds, plus puissants, plus variés à tirer de la terreur et de la pitié ; des mœurs nouvelles à étaler sur la scène, en soumettant toutes les nations au domaine de la tragédie ; un plus grand appareil de représentation à donner à Melpomène, qui exerce une double puissance quand elle peut frapper les yeux en remuant les cœurs ; enfin les grandes vérités de la morale, mêlées habilement à l’intérêt des grandes situations : voilà ce que l’art pouvait acquérir, voilà ce que Voltaire a su lui donner.

Il s’avance dès lors dans la carrière du théâtre comme dans un champ de conquête, et tous ses pas sont des triomphes. Y en eut-il jamais de plus éclatant que celui de Zaïre ? Ce moment marqua dans la vie de Voltaire comme Andromaque dans celle de Racine, comme le Cid dans celle de Corneille ; et observons cette singularité qui peut donner lieu à plus d’une réflexion, que, du côté de l’intérêt tragique, aucun des trois n’est allé plus loin que dans l’ouvrage qui a été pour chacun d’eux le premier sceau de leur supériorité. Corneille n’a rien de plus touchant que le Cid ; Racine, qu’Andromaque ; et Voltaire, que Zaïre. Serait-ce que la perfection du pathétique fût celle où le génie atteint plus aisément ? ou plutôt n’est-ce pas qu’en effet il y a des sujets si heureux que, lorsqu’il les a rencontrés, il doit les regarder, non pas comme le dernier terme de ses efforts, mais comme celui de son bonheur ?

Zaïre est la tragédie du cœur et le chef-d’œuvre de l’intérêt. Mais à quoi tient cet attrait universel qui en a fait l’ouvrage de préférence que redemandent les spectateurs de tout âge et de toute condition ? Aurait-on cru qu’après Racine on pût sur la scène ajouter quelque chose aux triomphes de l’amour ? Ah ! c’est que, parmi ses victimes, on n’a jamais montré