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ÉLOGE DE VOLTAIRE


raisonnement fut son défaut principal. Ainsi l’expression de la grandeur, la noblesse des caractères, la précision du dialogue, cette espèce de force qui consiste à suivre le jeu compliqué d’une multitude de ressorts, comme dans Héraclius et Rodogune ; cette autre force beaucoup plus heureuse, qui amène de grands effets par des moyens simples, comme dans Cinna et les Horaces : voilà le genre de mérite qu’il signala sur le théâtre dont il fut le père. Racine, né avec une imagination tendre et flexible, l’esprit le plus juste, le goût le plus délicat, nous offrit la peinture la plus vraie et la plus approfondie de nos passions. Il régna surtout par le charme d’un style dont un siècle entier n’a pas encore suffi à découvrir toutes les beautés. Il renouvela dans l’art des vers cette perfection qui, avant lui, n’avait été connue que de Virgile ; et, joignant la sagesse du plan à celle des détails, il est demeuré le modèle des écrivains.

Je m’écarte encore ici des sentiers battus ; et, malgré la coutume et le préjugé, je n’associerai point aux deux hommes rares qui se partageaient la scène avant Voltaire un écrivain qui eut du génie sans doute, puisqu’il a fait Rhadamiste, mais que trop de défauts excluent du rang des maîtres de l’art ; et je ne parlerai de Crébillon que lorsque, racontant les injustices de l’envie, je rappellerai les rivaux trop faibles qu’elle se fit un jeu cruel d’opposer tour à tour à celui qui n’eut plus de rival du moment où il eut donné Zaïre.

Mais avant de parvenir à cette époque, qui est celle de sa plus grande force, observons ce qui l’arrêta dans ses premiers efforts, et ce que le caractère et le bonheur de son talent lui permirent d’ajouter à un art déjà porté si haut avant lui.

Tout écrivain est d’abord plus ou moins entraîné par tout ce qui l’a précédé. Cette admiration sensible pour les vraies beautés, si prompte et si vive dans ceux qui sont faits pour en produire eux-mêmes, les conduit de l’enthousiasme à l’imitation ; et c’est le premier hommage que rend aux grands hommes celui qui est né pour les remplacer. Un peintre prend d’abord la touche de son maître, avant d’en avoir une qui lui soit propre ; et les plus fameux écrivains ont suivi des modèles avant d’en servir. Molière commença par nous apporter les dépouilles du théâtre italien avant d’élever sur le nôtre des monuments tels que le Tartuffe et le Misanthrope. Corneille, déjà si grand dans le Cid, était cependant encore l’imitateur des Espagnols, avant d’avoir produit les compositions originales de Cinna et des Horaces, marquées de l’empreinte d’un esprit créateur. Racine, si différent de Corneille, chercha pourtant à l’imiter dans ses deux premières tragédies, jusqu’au moment où son génie s’empara de lui, et lui dicta son chef-d’œuvre d’Andromaque, dont les Grecs pouvaient réclamer le sujet, mais dont l’exécution donnait la première idée d’un art également inconnu aux anciens et aux modernes. Voltaire, constant admirateur de Racine, affecta de se rapprocher de sa manière dans Œdipe et dans Mariamne ; mais en même temps, doué par la nature d’une facilité prodigieuse à saisir tous les tons et à profiter de tous les esprits, en conservant la marque particulière du sien, il lutta, dans Brutus et dans la Mort de César, contre l’élévation et l’éner-