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PAR LA HARPE.


Mazarin aient éveillé le talent qui a produit les Horaces, ni qu’il y eût rien de commun entre les harangues du coadjuteur et les scènes de Sévère et de Pauline.

Je ne crois pas davantage que la cour de Louis XIV ait mis dans la main de Racine le pinceau qui a tracé la cour de Néron ; que les faiblesses d’un grand roi, les intrigues de ses maîtresses et de ses favoris, l’esprit de ses courtisans, aient inspiré la muse qui a peint les égarements de Phèdre, les fureurs d’Hermione, et la vertu de Burrhus ; et si le faible sujet de Bérénice fut traité pour plaire à une princesse aimable et malheureuse[1], souvenons-nous que le sévère Corneille eut la même condescendance, bien plus dangereuse pour lui que pour son jeune et fortuné rival.

Revenons donc à la vérité, et ne voyons surtout dans les ouvrages des grands écrivains que la trempe de leur caractère, qui toujours détermina plus ou moins celle de leur génie. Avec une âme élevée et une conception forte, Corneille donna à la tragédie française l’énergie de ses sentiments et de ses idées. Le sublime de la pensée fut sa qualité distinctive ; l’abus du

    caractère de ces compositions mâles et sublimes, et l’esprit léger et follement factieux des Français de ce temps-là ? Comment cette fermentation passagère cette épidémie politique, qui ne dura qu’un moment, et qui fut remplacée aussitôt par l’idolâtrie prodiguée à Louis XIV, aurait-elle décidé le genre de tragédie qu’a choisi Corneille, Corneille qui, pendant longtemps, ne fit qu’imiter les Espagnols, et qui, depuis Cinna jusqu’à Agésilas, eut constamment la même trempe de génie, la même tournure d’idées et de style, à des époques très-différentes ? Est-il plus vraisemblable que Racine n’ait écrit que pour la cour de Louis XIV, Racine, nourri de la lecture des anciens, idolâtre des Grecs, évidemment formé par eux, épris d’Euripide et de Sophocle, comme Corneille l’était de Lucain et de Sénèque ; entraîné par la pureté de son goût vers les peintres de la nature, comme Corneille l’était, par son caractère, vers tout ce qui était grand, ou ressemblait à la grandeur ? Comment d’ailleurs se permet-on de rétrécir à ce point la sphère d’un esprit tel que celui de Racine ? Quoi ! Andromaque, Phèdre, Iphigénie, Athalie, ces chefs-d’œuvre faits pour toutes les nations éclairées, ne seraient que les tragédies de la cour de Louis XIV ! Et pourquoi n’accorderait-on pas à Racine ce qu’on donne à Crébillon ? Celui-ci, dit-on, fit la tragédie de son caractère et de son génie. Je n’examine point si cette manière de parler est bien exacte ; j’entends ce que l’auteur a voulu dire, et cela me suffit. Oui, sans doute, Crébillon a puisé ses ouvrages dans son génie, et leur a donné la teinte de son caractère ; et en cela il a fait comme Racine et Corneille ; et Voltaire a fait comme tous les trois. Voilà la vérité, et M. Ducis l’a reconnue lui-même lorsqu’il rappelle, dans un autre endroit de son discours, ce principe généralement admis par tous ceux qui ont réfléchi sur les arts, que « le caractère particulier que leur imprime un grand homme dépend toujours de l’empreinte originale et primitive qu’il a reçue des mains de la nature ».

    Au reste, je le répète, forcé de combattre en ce point un de mes confrères dont j’honore le plus les talents, si je le contredis sur des idées essentielles au sujet que je traite, je ne puis m’en consoler qu’en le remerciant encore de l’extrême plaisir que m’a fait son discours, qui m’aurait fait tomber la plume des mains si cet ouvrage n’avait été, pour ainsi dire, voué d’avance à la mémoire d’un grand homme, à qui même je fais de cette manière un sacrifice de plus, celui de mon amour-propre. (Note de l’auteur.)

  1. Henriette d’Angleterre.