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ÉLOGE DE VOLTAIRE


joindre ensemble les noms du poëte et du héros. Quel honorable assemblage ! et n’est-ce pas une immortalité bien douce que celle qu’on partage avec Henri IV ?

Mais s’il était difficile d’atteindre le premier parmi nous jusqu’à l’épopée, il l’était peut-être encore plus de trouver une place parmi les deux fondateurs et les deux maîtres de la scène française, qui semblaient n’y pouvoir plus admettre que des disciples, et non pas des concurrents. L’opinion, aussi empressée à resserrer les limites des arts que le génie est ardent à les reculer, si prompte à donner des rivaux aux grands hommes vivants, mais, dès qu’ils ne sont plus, si lente à leur reconnaître des successeurs ; l’opinion, qui s’assied comme un épouvantail à l’entrée du champ où le talent va s’élancer, oppose à ses premiers pas une barrière qui lui coûte souvent plus à renverser que la carrière ne lui coûte ensuite à parcourir. Rien n’était plus à respecter que l’admiration qui consacrait les noms de Corneille et de Racine ; mais rien n’était plus à craindre que le préjugé qui renfermait dans la sphère de leurs travaux l’étendue de l’art dramatique. Quelque difficulté qu’il y ait à revenir sur un sujet presque épuisé, la gloire du grand homme que je célèbre m’oblige de jeter un coup d’œil sur ceux qui l’ont précédé. Comment pourrai-je retracer ce qu’a fait Voltaire, sans rappeler ce qui a été fait avant lui ? Comment mesurer ses pas dans la lice, sans y rechercher les traces de ses prédécesseurs ?

Écartons d’abord ces préventions générales, si vaguement conçues et si légèrement adoptées ; ces idées si exagérées de l’influence des mœurs et du siècle sur les fruits du génie, qui lui-même en eut toujours une bien plus marquée sur ce qui l’environnait, et qui est plus fait pour donner la loi que pour la recevoir. Je conçois sans peine que la lecture d’un écrivain tel que Corneille, la représentation de ses tragédies, ait accoutumé la classe la plus choisie de ses concitoyens à penser et à parler avec noblesse ; que Racine leur ait appris à mettre plus de délicatesse et de pureté dans leurs sentiments et dans leurs expressions ; mais je ne crois point que les troubles de la Fronde aient fait naître la tragédie de Cinna[1] ; que les chansons contre

  1. Il serait inutile de dissimuler que ces idées, qui me paraissent dénuées de fondement, ont été renouvelées dans le discours de M. Ducis, d’ailleurs rempli de beautés supérieures. En lui rendant toute la justice qu’il mérite, et que je lui ai déjà rendue ailleurs, je crois pouvoir observer, pour l’intérêt de la vérité, que les définitions qu’il trace du talent tragique de Corneille, de Racine, de Crébillon, sont plus subtiles que réfléchies, et plus brillantes que solides. « Corneille, dit-il, fit la tragédie de sa nation… Racine fit la tragédie de la cour de Louis XIV ; Crébillon fit la tragédie de son caractère et de son génie. » Ces résultats peuvent paraître éblouissants ; mais n’est-ce pas plutôt une recherche d’antithèses qu’un jugement sain et motivé ? Quel rapport y a-t-il entre la nation française, même du temps de Corneille, et le génie de cet écrivain ? et comment l’un aurait-il déterminé le caractère de l’autre ? N’a-t-on pas dit, avec beaucoup de justesse, qu’il semblait que Corneille fût né Romain, et qu’il eût écrit à Rome ? et dans quel temps les Français ont-ils ressemblé aux Romains ? Quoi ! c’est aux inconséquences, aux folies, aux ridicules de la Fronde, que nous serions redevables de Cinna et des Horaces ! Trouverait-on le rapport le plus éloigné entre le