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PAR LA HARPE.


cédés ; la nature, en produisant, les grands hommes, sait varier ses moyens autant que leurs caractères. Tantôt elle les mûrit à loisir dans le silence et l’obscurité ; et les humains, levant les yeux avec surprise, aperçoivent tout à coup à une hauteur immense celui qu’ils ont vu longtemps à côté d’eux ; tantôt elle marque le génie naissant d’un trait de grandeur qui est pour lui comme le signe de sa mission, et alors elle semble dire aux hommes, en le leur donnant : Voilà votre maître. C’est avec cet éclat qu’elle montra Voltaire au monde. Destiné à être extraordinaire en tout, il le fut dès son enfance ; et, par un double privilége, son esprit était mûr dès ses premières années, comme il fut jeune dans ses dernières. À peine eut-il fait des vers qu’ils parurent être la langue qui lui appartenait. À peine eut-il reçu quelques leçons de ses maîtres qu’ils le crurent capable d’en donner. La force de son jugement l’élevait déjà au-dessus de ses contemporains, lorsqu’à dix-huit ans il conçut, malgré l’exemple de Corneille et la contagion générale, que l’amour ne devait point se mêler aux horreurs du sujet d’Œdipe ; et, s’il fut forcé de céder au préjugé, le courage qu’il eut de se condamner sur cette faute involontaire était une nouvelle espèce de gloire, celle de l’homme supérieur, qui instruit les autres en se jugeant lui-même. C’était quelque chose sans doute de l’emporter sur un ouvrage que défendait le nom de Corneille ; mais qu’il était beau surtout de balancer Sophocle dans l’un de ses chefs-d’œuvre ; d’annoncer, dès le premier moment, ce goût des beautés antiques que Racine n’eut qu’après plusieurs essais ; enfin de posséder de si bonne heure le grand art de l’éloquence tragique ! Tout se réunit alors peu faire de ce brillant coup d’essai le présage des plus hautes destinées : Corneille vaincu, Sophocle égalé, la scène française relevée, l’envie déjà avertie et poussant un long cri, comme le monstre qui a senti sa proie ; la voix des hommes justes nommant un successeur à Racine ; enfin, au milieu de tant d’honneurs, le jeune auteur s’élevant, par l’aveu de ses fautes, au-dessus de son propre ouvrage et à la hauteur de l’art.

La muse de l’épopée avait paru jusque-là nous être encore étrangère ; et même dans ce siècle mémorable, où il semblait que la gloire n’eût rien à refuser à Louis XIV et à la France, c’était la seule exception qu’elle eût mise à ses faveurs. On en accusait à la fois et le génie de notre langue et celui de notre nation. Voltaire conçut à vingt ans le projet de venger l’un et l’autre. Cette ligueuse audace de la jeunesse, qu’animait encore en lui le sentiment de ses forces, ne fut point épouvantée par tant d’exemples faits pour le décourager. Au milieu de toutes les voix du préjugé qui lui criaient : Arrête, il entendit la voix plus impérieuse et plus forte du talent créateur qui lui criait : Ose ; et, guidé par cet instinct irrésistible qui repousse la réflexion timide, il s’abandonna sans crainte sur une mer inconnue, dont on ne racontait que des naufrages. Il trouva cette terre ignorée où nul Français n’était abordé avant lui ; et tandis qu’on répétait encore de toutes parts que nous n’étions pas faits pour l’épopée, la France avait un poëme épique.

Je sais que la critique s’est élevée contre le choix d’un sujet trop voisin de nous pour permettre à l’auteur la ressource séduisante des fictions. On a