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PAR LE ROI DE PRUSSE.


le sage qui veut sauver la vie du jeune homme pour le corriger ; le bourreau de Calas, ou le protecteur de sa famille désolée ?

Voilà, messieurs, ce qui rendra la mémoire de M. de Voltaire à jamais chère à ceux qui sont nés avec un cœur sensible et des entrailles capables de s’émouvoir. Quelque précieux que soient les dons de l’esprit, de l’imagination, l’élévation du génie, et les vastes connaissances, ces présents, que la nature ne prodigue que rarement, ne l’emportent cependant jamais sur les actes de l’humanité et de la bienfaisance : on admire les premiers, et l’on bénit et vénère les seconds.

Quelque peine que j’aie, messieurs, de me séparer à jamais de M. de Voltaire, je sens cependant que le moment approche où je dois renouveler la douleur que vous cause sa perte. Nous l’avons laissé tranquille à Ferney ; des affaires d’intérêt l’engagèrent à se transporter à Paris, où il espérait venir encore assez à temps pour sauver quelques débris de sa fortune d’une banqueroute dans laquelle il se trouvait enveloppé. Il ne voulut pas reparaître dans sa patrie les mains vides ; son temps, qu’il partageait entre la philosophie et les belles-lettres, fournissait un nombre d’ouvrages dont il avait toujours quelques-uns en réserve : ayant composé une nouvelle tragédie dont Irène est le sujet, il voulut la produire sur le théâtre de Paris.

Son usage était d’assujettir ses pièces à la critique la plus sévère, avant de les exposer en public. Conformément à ses principes, il consulta à Paris tout ce qu’il y avait de gens de goût de sa connaissance, sacrifiant un vain amour-propre au désir de rendre ses travaux dignes de la postérité. Docile aux avis éclairés qu’on lui donna, il se porta avec un zèle et une ardeur singulière à la correction de cette tragédie ; il passa des nuits entières à refondre son ouvrage, et soit pour dissiper le sommeil, soit pour ranimer ses sens, il fit un usage immodéré du café : cinquante tasses[1] par jour lui suffirent à peine. Cette liqueur, qui mit son sang dans la plus violente agitation, lui causa un échauffement si prodigieux que, pour calmer cette espèce de fièvre chaude, il eut recours aux opiates, dont il prit de si fortes doses que, loin de soulager son mal, elles accélérèrent sa fin. Peu après ce remède pris avec si peu de ménagement, se manifesta une espèce de paralysie qui fut suivie du coup d’apoplexie qui termina ses jours.

Quoique M. de Voltaire fût d’une constitution faible ; quoique le chagrin, le souci, et une grande application, aient affaibli son tempérament, il poussa pourtant sa carrière jusqu’à la quatre-vingt-quatrième année. Son existence était telle qu’en lui l’esprit l’emportait en tout sur la matière. C’était une âme forte qui communiquait sa vigueur à un corps presque diaphane : sa mémoire était étonnante, et il conserva toutes les facultés de la pensée et de l’imagination jusqu’à son dernier soupir. Avec quelle joie vous

  1. À la séance de l’Académie française où Voltaire lut le plan d’un dictionnaire (voyez tome XXXI, page 161), il prit, en cinq fois, deux tasses et demie de café. « On a induit le roi de Prusse en erreur, ajoute Wagnière ; et j’ai eu l’honneur de le dire à Sa Majesté » (voyez page 153 du tome 1er des Mémoires sur Voltaire, 1826, deux volumes in-8°).