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ÉLOGE DE VOLTAIRE


théâtre de Londres que sur celui de Paris, parce qu’en France un père qui de sang-froid condamne son fils à la mort est envisagé comme un barbare ; et qu’en Angleterre un consul qui sacrifie son propre sang à la liberté de sa patrie est regardé comme un dieu.

Sa Mariamne et un nombre d’autres pièces signalèrent encore l’art et la fécondité de sa plume. Cependant il ne faut pas déguiser que des critiques, peut-être trop sévères, reprochèrent à notre poète que la contexture de ses tragédies n’approchait pas du naturel et de la vraisemblance de celles de Racine. Voyez, disent-ils, représenter Iphigénie, Phèdre, Athalie : vous croyez assister à une action qui se développe sans peine devant vos yeux ; au lieu qu’au spectacle de Zaïre il faut vous faire illusion sur la vraisemblance, et couler légèrement sur certains défauts qui vous choquent. Ils ajoutent que le second acte est un hors-d’œuvre : vous êtes obligé d’endurer le radotage du vieux Lusignan, qui, se retrouvant dans son palais, ne sait où il est ; qui parle de ses anciens faits d’armes comme un lieutenant colonel du régiment de Navarre, devenu gouverneur de Péronne : on ne sait pas trop comment il reconnaît ses enfants ; pour rendre sa fille chrétienne, il lui raconte qu’elle est sur la montagne où Abraham sacrifia ou voulut sacrifier son fils Isaac au Seigneur ; il l’engage à se faire baptiser, après que Châtillon atteste l’avoir baptisée lui-même ; et c’est là le nœud de la pièce. Après que Lusignan a rempli cet acte froid et languissant, il meurt d’apoplexie, sans que personne s’intéresse à son sort. Il semble, puisqu’il fallait un prêtre et un sacrement pour former cette intrigue, qu’on aurait pu substituer au baptême la communion.

Mais quelque solides que puissent être ces remarques, on les perd de vue au cinquième acte : l’intérêt, la pitié, la terreur, que ce grand poëte a l’art d’exciter si supérieurement, entraînent l’auditeur, qui, agité de passions aussi fortes, oublie de petits défauts en faveur d’aussi grandes beautés.

On conviendra donc que M. Racine a l’avantage d’avoir quelque chose de plus naturel, de plus vraisemblable dans la texture de ses drames, et qu’il règne une élégance continue, une mollesse, un fluide dans sa versification, dont aucun poëte n’a pu approcher depuis. D’autre part, en exceptant quelques vers trop épiques dans les pièces de M. de Voltaire, il faut convenir qu’au cinquième acte près de Catilina, il a possédé l’art d’accroître l’intérêt de scène en scène, d’acte en acte, et de le pousser au plus haut point à la catastrophe : c’est bien là le comble de l’art.

Son génie universel embrassait tous les genres. Après s’être essayé contre Virgile, et l’avoir peut-être surpassé, il voulait se mesurer avec l’Arioste ; il composa la Pucelle dans le goût du Roland furieux. Ce poëme n’est point une imitation de l’autre ; la fable, le merveilleux, les épisodes, tout y est original, tout y respire la gaieté d’une imagination brillante.

Ses vers de société faisaient les délices de toutes les personnes de goût. L’auteur seul n’en tenait aucun compte, quoique Anacréon, Horace, Ovide, Tibulle, ni tous les auteurs de la belle antiquité, ne nous aient laissé aucun modèle en ces genres qu’il n’eût égalé. Son esprit enfantait ces ouvrages sans peine ; cela ne le satisfaisait point ; il croyait que, pour posséder une