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PAR LE ROI DE PRUSSE.


et de la belle Gabrielle d’Estrées ; à la descente d’Énée aux enfers, où Anchise lui découvre la postérité qui doit naître de lui, l’on oppose le songe d’Henri IV, et l’avenir que saint Louis dévoile en lui annonçant le destin des Bourbons. Si j’osais hasarder mon sentiment, j’adjugerais l’avantage de deux de ces chants au Français : savoir, celui de la Saint-Barthélemy et du songe de Henri IV. Il n’y a que les amours de Didon où il paraît que Virgile l’emporte sur Voltaire, parce que l’auteur latin intéresse et parle au cœur, et que l’auteur français n’emploie que des allégories.

Mais si l’on veut examiner ces deux poëmes de bonne foi, sans préjugés pour les anciens ni pour les modernes, on conviendra que beaucoup de détails de l’Énéide ne seraient pas tolérés de nos jours dans les ouvrages de nos contemporains ; comme par exemple les honneurs funèbres qu’Énée rend à son père Anchise, la fable des Harpies, la prophétie qu’elles font aux Troyens qu’ils seront réduits à manger leurs assiettes, et cette prophétie qui s’accomplit ; la truie avec ses neuf petits, qui désigne le lieu d’établissement où Énée doit trouver la fin de ses travaux ; ses vaisseaux changés en nymphes ; un cerf tué par Ascagne qui occasionne la guerre des Troyens et des Hutules ; la haine que les dieux mettent dans le cœur d’Amate et de Lavinie contre cet Énée, que Lavinie épouse à la fin. Ce sont peut-être ces défauts, dont Virgile était lui-même mécontent, qui l’avaient déterminé à brûler son ouvrage, et qui, selon le sentiment des censeurs judicieux, doivent placer l’Énéide au-dessous de la Henriade.

Si les difficultés vaincues font le mérite d’un auteur, il est certain que M. de Voltaire en trouva plus à surmonter que Virgile. Le sujet de la Henriade est la réduction de Paris, due à la conversion de Henri IV. Le poëte n’avait donc pas la liberté de mouvoir à son gré le système merveilleux ; il était réduit à se borner aux mystères des chrétiens, bien moins féconds en images agréables et pittoresques que n’était la mythologie des gentils. Toutefois on ne saurait lire le dixième chant de la Henriade sans convenir que les charmes de la poésie ont le don d’ennoblir tous les sujets qu’elle traite. M. de Voltaire fut le seul mécontent de son poëme ; il trouvait que son héros n’était pas exposé à d’assez grands dangers, et que par conséquent il devait intéresser moins qu’Énée, qui ne sort jamais d’un péril sans retomber dans un autre.

En portant le même esprit d’impartialité à l’examen des tragédies de M. de Voltaire, l’on conviendra qu’en quelques points il est supérieur à Racine, et que dans d’autres il est inférieur à ce célèbre dramatique. Son Œdipe fut la première pièce qu’il composa ; son imagination s’était empreinte des beautés de Sophocle et d’Euripide, et sa mémoire lui rappelait sans cesse l’élégance continue et fluide de Racine : fort de ce double avantage, sa première production passa au théâtre comme un chef-d’œuvre. Quelques censeurs, peut-être trop sourcilleux, trouvèrent à redire qu’une vieille Jocaste sentît renaître à la présence de Philoctète une passion presque éteinte ; mais si l’on avait élagué le rôle de Philoctète, on n’aurait pas joui des beautés que produit le contraste de son caractère avec celui d’Œdipe.

On jugea que son Brutus était plutôt propre à être représenté sur le