Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
136
ÉLOGE DE VOLTAIRE


de toutes les sociétés. Une malheureuse dispute qui s’éleva entre lui et M. de Maupertuis brouilla ces deux savants, qui étaient faits pour s’aimer, et non pour se haïr ; et la guerre qui survint en 1756 inspira à M. de Voltaire[1] le désir de fixer son séjour en Suisse. Il se rendit à Genève, à Lausanne ; ensuite il fit l’acquisition des Délices[2], et enfin il s’établit à Ferney. Son loisir se partageait entre l’étude et l’ouvrage ; il lisait et composait. Il occupait ainsi, par la fécondité de son génie, tous les libraires de ces cantons.

La présence de M. de Voltaire, l’effervescence de son génie, la facilité de son travail, persuada à tout son voisinage qu’il n’y avait qu’à le vouloir pour être bel esprit. Ce fut comme une espèce de maladie épidémique dont les Suisses, qui passent d’ailleurs pour n’être pas des plus déliés, furent atteints ; ils n’exprimaient plus les choses les plus communes que par antithèses ou en épigrammes. La ville de Genève fut le plus vivement atteinte de cette contagion ; les bourgeois, qui se croyaient au moins des Lycurgues, étaient tout disposés à donner de nouvelles lois à leur patrie ; mais aucun ne voulait obéir à celles qui subsistaient. Ces mouvements, causés par un zèle de liberté mal entendu, donnèrent lieu à une espèce d’émeute ou de guerre qui ne fut que ridicule. M. de Voltaire ne manqua pas d’immortaliser cet événement en chantant cette soi-disant guerre[3], sur le ton que celle des rats et des grenouilles l’avait été autrefois par Homère. Tantôt sa plume féconde enfantait des ouvrages de théâtre, tantôt des mélanges de philosophie et d’histoire, tantôt des romans allégoriques et moraux ; mais, en même temps qu’il enrichissait ainsi la littérature de ses nouvelles productions, il s’appliquait à l’économie rurale. On voit combien un bon esprit est susceptible de toute sorte de formes. Ferney était une terre presque dévastée quand notre philosophe l’acquit : il la remit en culture ; non-seulement il la repeupla, mais il y établit encore quantité de manufacturiers et d’artistes.

Ne rappelons pas, messieurs, trop promptement les causes de notre douleur ; laissons encore M. de Voltaire tranquillement à Ferney, et jetons, en attendant, un regard plus attentif et plus réfléchi sur la multitude de ses différentes productions. L’histoire rapporte que Virgile, en mourant, peu satisfait de l’Énéide, qu’il n’avait pu autant perfectionner qu’il aurait désiré, voulait la brûler. La longue vie dont jouit M. de Voltaire lui permit de limer et de corriger son poëme de la Ligue, et de le porter à la perfection où il est parvenu maintenant sous le nom de la Henriade.

Les envieux de notre auteur lui reprochèrent que son poëme n’était qu’une imitation de l’Énéide ; et il faut convenir qu’il y a des chants dont les sujets se ressemblent ; mais ce ne sont pas des copies serviles. Si Virgile dépeint la destruction de Troie, Voltaire étale les horreurs de la Saint-Barthélemy ; aux amours de Didon et d’Énée, on compare les amours d’Henri IV

  1. Le départ de Voltaire de la cour de Prusse est de mars 1753.
  2. En février 1755.
  3. Voyez la Guerre civile de Genève, tome IX, page 515.