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ÉLOGE DE VOLTAIRE


On les croyait favorisés d’une inspiration particulière de la Divinité. De là vint qu’on éleva des autels à Socrate, qu’Hercule passa pour un dieu, que la Grèce honorait Orphée, et que sept villes se disputèrent la gloire d’avoir vu naître Homère. Le peuple d’Athènes, dont l’éducation était la plus perfectionnée, savait l’Iliade par cœur, et célébrait avec sensibilité la gloire de ses anciens héros dans les chants de ce poëme. On voit également que Sophocle, qui remporta la palme du théâtre, fut en grande estime pour ses talents ; et de plus, que la république d’Athènes le revêtit des charges les plus considérables. Tout le monde sait combien Eschine, Périclès, Démosthène, furent estimés ; et que Périclès sauva deux fois la vie à Diagoras ; la première, en le garantissant contre la fureur des sophistes, et la seconde fois, en l’assistant par ses bienfaits. Quiconque en Grèce avait des talents était sûr de trouver des admirateurs, et même des enthousiastes : ces puissants encouragements développaient le génie, et donnaient à l’esprit cet essor qui l’élève, et lui fait franchir les bornes de la médiocrité. Quelle émulation n’était-ce pas pour les philosophes d’apprendre que Philippe de Macédoine choisit Aristote comme le seul précepteur digne d’élever Alexandre ! Dans ce beau siècle, tout mérite avait sa récompense, tout talent ses honneurs. Les bons auteurs étaient distingués ; les ouvrages de Thucydide, de Xénophon, se trouvaient entre les mains de tout le monde ; enfin chaque citoyen semblait participer à la célébrité de ces génies qui élevèrent alors le nom de la Grèce au-dessus de celui de tous les autres peuples.

Bientôt après, Rome nous fournit un spectacle semblable. On y voit Cicéron qui, par son esprit philosophique et par son éloquence, s’éleva au comble des honneurs. Lucrèce ne vécut pas assez pour jouir de sa réputation. Virgile et Horace furent honorés des suffrages de ce peuple roi ; ils furent admis aux familiarités d’Auguste, et participèrent aux récompenses que ce tyran adroit répandait sur ceux qui, célébrant ses vertus, faisaient illusion sur ses vices.

À l’époque de la renaissance des lettres dans notre Occident, l’on se rappelle avec plaisir l’empressement avec lequel les Médicis et quelques souverains pontifes accueillirent les gens de lettres. On sait que Pétrarque fut couronné poëte, et que la mort ravit au Tasse l’honneur d’être couronné dans ce même Capitole où jadis avaient triomphé les vainqueurs de l’univers. Louis XIV, avide de tout genre de gloire, ne négligea pas celui de récompenser ces hommes extraordinaires que la nature produisit sous son règne. Il ne se borna pas à combler de bienfaits Bossuet, Fénelon, Racine, Despréaux ; il étendit sa munificence sur tous les gens de lettres, en quelque pays qu’ils fussent[1], pour peu que leur réputation fût parvenue jusqu’à lui.

Tel est le cas qu’ont fait tous les âges de ces génies heureux qui semblent ennoblir l’espèce humaine, et dont les ouvrages nous délassent et nous consolent des misères de la vie. Il est donc bien juste que nous payions aux mânes du grand homme dont l’Europe déplore la perte le tribut d’éloges et d’admiration qu’il a si bien mérité.

  1. Voyez tome XIV, page 443.