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COMMENTAIRE


cente ; la mémoire de son mari réhabilitée ; misérable réhabilitation sans vengeance et sans dédommagement ! Quelle a donc été la jurisprudence criminelle parmi nous ? quelle suite infernale d’horribles assassinats, depuis la boucherie des templiers jusqu’à la mort du chevalier de La Barre ! On croit lire l’histoire des sauvages ; on frémit un moment, et on va à l’Opéra.

La ville de Genève était plongée alors dans des troubles qui augmentèrent toujours depuis 1763. Cette importunité détermina M. de Voltaire à laisser à M. Tronchin sa maison des Délices, et à ne plus quitter le château de Ferney, qu’il avait fait bâtir de fond en comble, et orné de jardins d’une agréable simplicité.

La discorde fut enfin si vive à Genève qu’un des partis fit feu sur l’autre, le 15 février 1770. Il y eut du monde tué : plusieurs familles d’artistes cherchèrent un asile chez lui, et le trouvèrent. Il en logea quelques-unes dans son château ; et en peu d’années il fit bâtir cinquante maisons de pierre de taille pour les autres. De sorte que le village de Ferney, qui n’était, lorsqu’il acquit cette terre, qu’un misérable hameau où croupissaient quarante-neuf malheureux paysans dévorés par la pauvreté, par les écrouelles, et par les commis des fermes, devint bientôt un lieu de plaisance peuplé de douze cents personnes, toutes à leur aise, et travaillant avec succès pour elles et pour l’État. M. le duc de Choiseul protégea de tout son pouvoir cette colonie naissante, qui établit un très-grand commerce.

Une chose qui mérite, je crois, de l’attention, c’est que, cette colonie se trouvant composée de catholiques et de protestants, il aurait été impossible de deviner qu’il y eût dans Ferney deux religions différentes. J’ai vu les femmes des colons genevois et suisses préparer de leurs mains trois reposoirs pour la procession de la fête du Saint-Sacrement. Elles assistèrent à cette procession avec un profond respect ; et M. Hugonet[1], nouveau curé de Ferney, homme aussi tolérant que généreux, les en remercia publiquement dans son prône. Quand une catholique était malade, les protestantes allaient la garder, et en recevaient à leur tour la même assistance.

C’était le fruit des principes d’humanité que M. de Voltaire a répandus dans tous ses ouvrages, et surtout dans le livre de la Tolérance, dont nous avons parlé[2]. Il avait toujours dit que les

  1. Hugonet fut le successeur de Gros, qui était mort d’ivrognerie, comme Voltaire le dit un peu plus loin (page 115).
  2. Page 105.