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HISTORIQUE.

prendre M. d’Alembert pour approbateur. Cette manœuvre de Crébillon parut assez malhonnête à la bonne compagnie. La pièce est restée en possession du théâtre, dans le temps même où ce spectacle a été le plus négligé. L’auteur avouait qu’il se repentait d’avoir fait Mahomet beaucoup plus méchant que ce grand homme ne le fut ; « mais si je n’en avais fait qu’un héros politique, écrivait-il à un de ses amis, la pièce était sifflée. Il faut dans une tragédie de grandes passions et de grands crimes. Au reste, dit-il quelques lignes après, le genus implacabile vatum me persécute plus que l’on ne persécuta Mahomet à la Mecque. On parle de la jalousie et des manœuvres qui troublent les cours ; il y en a plus chez les gens de lettres ».

Après toutes ces tracasseries, MM. de Réaumur et de Mairan lui conseillèrent de renoncer à la poésie, qui n’attirait que de l’envie et des chagrins ; de se donner tout entier à la physique, et de demander une place à l’Académie des sciences, comme il en avait une à la Société royale de Londres, et à l’Institut de Bologne. Mais M. de Formont, son ami, homme de lettres infiniment aimable, lui ayant écrit une lettre en vers pour l’exhorter à ne pas enfouir son talent, voici ce qu’il lui répondit (23 décembre 1737) :

À mon très-cher ami Formont,
Demeurant sur le double mont,
Au-dessus de Vincent Voiture,
Vers la taverne où Bachaumont
Buvait et chantait sans mesure,
Où le plaisir et la raison
Ramenaient le temps d’Épicure
[1].

Et aussitôt il travailla à sa Mérope. La tragédie de Mérope, première pièce profane qui réussit sans le secours d’une passion amoureuse, et qui fit à notre auteur plus d’honneur qu’il n’en espérait, fut représentée le 20 février 1743. Je ne puis mieux faire connaître ce qui se passa de singulier sur cette tragédie qu’en rapportant la lettre qu’il écrivit, le 4 avril suivant, à son ami M. d’Aigueberre, qui était à Toulouse[2] :

« La Mérope n’est pas encore imprimée : je doute qu’elle réus-

  1. Voyez la suite de ces vers et la prose qui vient après, tome XXXIV, pages 365 et suiv.
  2. Cette lettre est dans la Correspondance sous le n° 1569, tome XXXVI, page 197 ; mais le texte présente des différences.