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COMMENTAIRE

tifs, et qu’on est en droit d’avoir de ces espèces de représailles. » Voilà bien des fautes contre la langue en peu de mots.

Quoi qu’il en soit, je vois très-clairement que mon auteur n’avait aucune envie de faire fortune par la politique, puisque, de retour à Bruxelles, il ne s’occupa que de ses chères belles-lettres. Il y fit la tragédie de Mahomet, et alla bientôt après avec Mme  du Châtelet faire jouer cette pièce à Lille, où il y avait une fort bonne troupe dirigée par le sieur Lanoue, auteur et comédien. La fameuse demoiselle Clairon y jouait, et montrait déjà les plus grands talents. Mme  Denis, nièce de l’auteur, femme d’un commissaire ordonnateur des guerres, ancien capitaine au régiment de Champagne, tenait un assez grand état dans Lille, qui était du département de son mari. Mme  du Châtelet logea chez elle ; je fus témoin de toutes ces fêtes : Mahomet fut très-bien joué.

Dans un entr’acte, on apporta à l’auteur une lettre du roi de Prusse, qui lui apprenait la victoire de Molvitz[1] ; il la lut à l’assemblée ; on battit des mains. « Vous verrez, dit-il, que cette pièce de Molvitz fera réussir la mienne. »

Elle fut représentée à Paris le 19 août de la même année[2]. Ce fut là qu’on vit plus que jamais à quel excès se peut porter la jalousie des gens de lettres, surtout en fait de théâtre. L’abbé Desfontaines et un nommé Bonneval, que M. de Voltaire avait secouru dans ses besoins, ne pouvant faire tomber la tragédie de Mahomet, la déférèrent, comme une pièce contre la religion chrétienne, au procureur général. La chose alla si loin que le cardinal de Fleury conseilla à l’auteur de la retirer. Ce conseil avait force de loi ; mais l’auteur la fit imprimer, et la dédia au pape Benoît XIV, Lambertini, qui avait déjà beaucoup de bontés pour lui. Il avait été recommandé à ce pape par le cardinal Passionei, homme de lettres célèbre, avec lequel il était depuis longtemps en correspondance. Nous avons quelques lettres de ce pape à M. de Voltaire[3]. Sa Sainteté voulut l’attirer à Rome ; et il ne s’est jamais consolé de n’avoir point vu cette ville, qu’il appelait la capitale de l’Europe.

Mahomet ne fut rejoué que longtemps après, par le crédit de Mme  Denis, malgré Crébillon, alors approbateur des pièces de théâtre sous les ordres du lieutenant de police. On fut obligé de

  1. 10 avril 1741 ; voyez page 20.
  2. Ce fut en 1742 et le 9 août qu’on donna à Paris la première représentation de Mahomet.
  3. Voyez tome IV, page 102.