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HISTORIQUE.

Des paysans en postillons masqués,
Butords de race impertinente,
Nos carrosses cent fois dans la route accrochés,
Nous allions gravement d’une allure indolente. »

On dit qu’il écrivait tous les jours de ces lettres agréables au courant de la plume. Mais il venait de composer un ouvrage bien plus sérieux et plus digne d’un grand prince : c’était la réfutation de Machiavel. Il l’avait envoyé à M. de Voltaire pour le faire imprimer : il lui donna rendez-vous dans un petit château appelé Meuse, auprès de Clèves. Celui-ci lui dit : « Sire, si j’avais été Machiavel, et si j’avais eu quelque accès auprès d’un jeune roi, la première chose que j’aurais faite aurait été de lui conseiller d’écrire contre moi. » Depuis ce temps, les bontés du monarque prussien redoublèrent pour l’homme de lettres français, qui alla lui faire sa cour à Berlin sur la fin de 1740, avant que le roi se préparât à entrer en Silésie.

Alors le cardinal de Fleury lui prodigua les cajoleries les plus flatteuses, dont il ne paraît pas que notre voyageur fût la dupe. Voici sur cette matière une anecdote bien singulière, et qui pourrait jeter un grand jour sur l’histoire de ce siècle. Le cardinal écrivit à M. de Voltaire, le 14 novembre 1740, une grande lettre ostensible dont j’ai copie ; on y trouve ces propres mots :

« La corruption est si générale, et la bonne foi est si indécemment bannie de tous les cœurs dans ce malheureux siècle, que, si on ne se tenait pas bien ferme dans les motifs supérieurs qui nous obligent à ne point nous en départir, on serait quelquefois tenté d’y manquer dans de certaines occasions. Mais le roi mon maître fait voir du moins qu’il ne se croit point en droit d’avoir de cette espèce de représailles ; et dans le moment de la mort de l’empereur, il assura M. le prince de Lichtenstein qu’il garderait fidèlement tous ses engagements. »

Ce n’est point à moi d’examiner comment, après une telle lettre, on put, en 1741, entreprendre de dépouiller la fille et l’héritière de l’empereur Charles VI. Ou le cardinal de Fleury changea d’avis, ou cette guerre se fit malgré lui. Mon commentaire ne regarde point la politique, à laquelle je suis absolument étranger ; mais, en qualité de littérateur, je ne puis dissimuler ma surprise de voir un homme de cour et un académicien dire « qu’on se tient ferme dans des motifs qui obligent à ne se point départir de ces motifs ; qu’on serait tenté de manquer à ces mo-