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HISTORIQUE.

jouer une tragédie traitée par Corneille, en possession du théâtre ; ils ne la représentèrent qu’en 1718 ; et encore fallut-il de la protection. Le jeune homme[1], qui était fort dissipé et plongé dans les plaisirs de son âge, ne sentit point le péril, et ne s’embarrassait point que sa pièce réussît ou non : il badinait sur le théâtre, et s’avisa de porter la queue du grand prêtre, dans une scène où ce même grand prêtre faisait un effet très-tragique. Mme  la maréchale de Villars, qui était dans la première loge, demanda quel était ce jeune homme qui faisait cette plaisanterie, apparemment pour faire tomber la pièce : on lui dit que c’était l’auteur. Elle le fit venir dans sa loge ; et depuis ce temps il fut attaché à monsieur le maréchal et à madame jusqu’à la fin de leur vie, comme on peut le voir par cette épître imprimée :

Je me flattais de l’espérance
D’aller goûter quelque repos
Dans votre maison de plaisance ; etc.[2].

Ce fut à Villars qu’il fut présenté à M. le duc de Richelieu, dont il acquit la bienveillance, qui ne s’est point démentie pendant soixante années.

Ce qui est aussi rare, et ce qui à peine a été connu, c’est que le prince de Conti, père de celui qui a été si célèbre par les journées de la barricade de Démont et de Château-Dauphin, fit pour lui des vers dont voici les derniers :

Ayant puisé ses vers aux eaux de l’Aganipe,
Pour son premier projet il fait le choix d’Œdipe ;
Et quoique dès longtemps ce sujet fût connu,
Par un style plus beau cette pièce changée
Fit croire des enfers Racine revenu,
Ou que Corneille avait la sienne corrigée[3].

Je n’ai pu retrouver la réponse de l’auteur d’Œdipe. Je lui demandai un jour s’il avait dit au prince en plaisantant : « Monseigneur, vous serez un grand poète ; il faut que je vous fasse donner une pension par le roi. » On prétend aussi qu’à souper il lui dit : « Sommes-nous tous princes ou tous poètes ? » Il me répondit : Delicta juventutis meæ memineris, Domine.

  1. En 1718, lors des premières représentations d’Œdipe, Voltaire avait vingt-quatre ans.
  2. Voyez le texte entier de cette épître, tome X, année 1721.
  3. La pièce entière du prince de Conti est parmi les Pièces justificatives.