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MÉMOIRES.

Sous Luxembourg, sous Turenne,
Couverts d’immortels lauriers ;
Qui, vrais amants de la gloire,
Affrontaient pour la victoire
Les dangers et le trépas ?
Je vois leur vil assemblage
Aussi vaillant au pillage
Que lâche dans les combats.

Quoi ! votre faible monarque,
Jouet de la Pompadour,
Flétri par plus d’une marque
Des opprobres de l’amour,
Lui qui, détestant les peines,
Au hasard remet les rênes
De son empire aux abois.
Cet esclave parle en maître[1] !

Ce céladon sous un hêtre
Croit dicter le sort des rois !

Je tremblai donc en voyant ces vers, parmi lesquels il y en a de très-bons, ou du moins qui passeront pour tels. J’ai malheureusement la réputation méritée d’avoir jusqu’ici corrigé les vers du roi de Prusse. Le paquet a été ouvert en chemin, les vers transpireront dans le public, le roi de France les croira de moi, et me voilà criminel de lèse-majesté, et, qui pis est, coupable envers Mme  de Pompadour.

Dans cette perplexité, je priai le résident de France à Genève[2] de venir chez moi ; je lui montre le paquet ; il convient qu’il a été décacheté avant de me parvenir. Il juge qu’il n’y a pas d’autre parti à prendre, dans une affaire où il y allait de ma tête, que d’envoyer le paquet à M. le duc de Choiseul, ministre en France : en toute autre circonstance je n’aurais point fait cette démarche ; mais j’étais obligé de prévenir ma ruine ; je faisais connaître à la cour tout le fond du caractère de son ennemi. Je savais bien que le duc de Choiseul n’en abuserait pas, et qu’il se bornerait à persuader le roi de France que le roi de Prusse était un ennemi irréconciliable, qu’il fallait écraser si on pouvait. Le duc de Choi-

  1. Palissot, que le ministère français chargea de répondre par une ode à celle du roi de Prusse, rapporte ainsi ces trois derniers vers :

    Ce Céladon sous un hêtre
    Prétend nous parler en maître,
    Et dicter le sort des rois.

  2. M. de Montpéroux.