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MÉMOIRES.

Père Garasse, et des arrêts contre l’émétique ; cependant elle est arrivée dans le seul siècle éclairé qu’ait eu la France : tant il est vrai qu’il suffit d’un sot pour déshonorer une nation. On avouera sans peine que, dans de telles circonstances, Paris ne devait pas être le séjour d’un philosophe, et qu’Aristote fut très-sage de se retirer à Chalcis lorsque le fanatisme dominait dans Athènes. D’ailleurs l’état d’homme de lettres à Paris est immédiatement au-dessus de celui d’un bateleur : l’état de gentilhomme ordinaire de Sa Majesté, que le roi m’avait conservé, n’est pas grand’chose. Les hommes sont bien sots, et je crois qu’il vaut mieux bâtir un beau château, comme j’ai fait, y jouer la comédie, et y faire bonne chère, que d’être levraudé à Paris, comme Helvétius[1], par les gens tenant la cour du parlement, et par les gens tenant l’écurie de la Sorbonne. Comme je ne pouvais assurément ni rendre les hommes plus raisonnables, ni le parlement moins pédant, ni les théologiens moins ridicules, je continuai à être heureux loin d’eux.

Je suis quasi honteux de l’être, en contemplant du port tous les orages : je vois l’Allemagne inondée de sang, la France ruinée de fond en comble ; nos armées, nos flottes, battues ; nos ministres renvoyés l’un après l’autre, sans que nos affaires en aillent mieux ; le roi de Portugal assassiné, non pas par un laquais, mais par les grands du pays, et cette fois-ci les jésuites ne peuvent pas dire : Ce n’est pas nous. Ils avaient conservé leur droit, et il a été bien prouvé depuis que les bons pères avaient saintement mis le couteau dans les mains des parricides. Ils disent pour leurs raisons qu’ils sont souverains au Paraguay, et qu’ils ont traité avec le roi de Portugal de couronne à couronne.

Voici une petite aventure aussi singulière qu’on en ait vu depuis qu’il y a eu des rois et des poëtes sur la terre : Frédéric ayant passé un temps assez long à garder les frontières de la Silésie dans un camp inexpugnable, s’y est ennuyé, et, pour passer le temps, il a fait une ode contre la France et contre le roi. Il m’envoya, au commencement de mai 1759, son ode signée Frédéric, et accompagnée d’un paquet énorme de vers et de prose. J’ouvre le paquet, et je m’aperçois que je ne suis pas le premier qui l’ait ouvert : il était visible qu’en chemin il avait été décacheté. Je fus transi de frayeur en lisant dans l’ode les strophes suivantes :

Ô nation folle et vaine,
Quoi ! sont-ce là ces guerriers

  1. Arrêt du 6 février 1759.