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MÉMOIRES.

donner des coups de canif, et les cuistres leur en rendre. Damiens alla donc à Versailles dans cette résolution, et blessa le roi au milieu de ses gardes et de ses courtisans, avec un de ces petits canifs dont on taille des plumes[1].

On ne manqua pas, dans la première horreur de cet accident, d’imputer le coup aux jésuites, qui étaient, disait-on, en possession par un ancien usage. J’ai lu une lettre d’un Père Griffet, dans laquelle il disait : « Cette fois-ci ce n’est pas nous, c’est à présent le tour de messieurs. » C’était naturellement au grand prévôt de la cour à juger l’assassin, puisque le crime avait été commis dans l’enceinte da palais du roi. Le malheureux commença par accuser sept membres des enquêtes : il n’y avait qu’à laisser subsister cette accusation, et exécuter le criminel ; par là le roi rendait le parlement à jamais odieux, et se donnait sur lui un avantage aussi durable que la monarchie. On croit que M. d’Argenson porta le roi à donner à son parlement la permission de juger l’affaire : il en fut bien récompensé, car huit jours après il fut dépossédé et exilé[2].

Le roi eut la faiblesse de donner de grosses pensions aux conseillers qui instruisirent le procès de Damiens, comme s’ils avaient rendu quelque service signalé et difficile[3]. Cette conduite acheva d’inspirer à messieurs des enquêtes une confiance nouvelle ; ils se crurent des personnages importants ; et leurs chimères de représenter la nation et d’être les tuteurs des rois se réveillèrent : cette scène passée, et n’ayant plus rien à faire, ils s’amusèrent à persécuter les philosophes.

Omer Joly de Fleury, avocat général du parlement de Paris, étala, devant les chambres assemblées, le triomphe le plus complet que l’ignorance, la mauvaise foi, et l’hypocrisie, aient jamais remportée[4]. Plusieurs gens de lettres, très-estimables par leur science et par leur conduite, s’étaient associés pour composer un dictionnaire immense de tout ce qui peut éclairer l’esprit humain : c’était un très-grand objet de commerce pour la librairie de France ; le chancelier, les ministres, encourageaient une si belle entreprise. Déjà sept volumes avaient paru ; on les traduisait en italien, en anglais, en allemand, en hollandais ; et ce trésor, ouvert à toutes les nations par les Français, pouvait être

  1. Le 5 Janvier 1757. Sur l’attentat de Damiens, voyez tome XV, le chapitre xxxvii du Précis du Siècle de Louis XV ; et tome XVI, page 92.
  2. Voyez tome XII, page 140 ; et tome XVI, page 96.
  3. Voyez tome XVI, page 99.
  4. Voyez tome XXIV une des notes sur le premier des Dialogues chrétiens.