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MÉMOIRES.

Aux Délices, 6 de novembre 1759.


J’avais laissé là mes Mémoires, les croyant aussi inutiles que les Lettres de Bayle à madame sa chère mère, et que la Vie de Saint-Évremond écrite par Desmaiseaux, et que celle de l’abbé de Montgon[1] écrite par lui-même ; mais bien des choses qui me paraissent ou neuves ou plaisantes me ramènent au ridicule de parler de moi à moi-même.

[2] Je vois de mes fenêtres la ville où régnait Jean Chauvin, le Picard, dit Calvin, et la place où il fit brûler Servet pour le bien de son âme. Presque tous les prêtres de ce pays-ci pensent aujourd’hui comme Servet, et vont même plus loin que lui. Ils ne croient point du tout Jésus-Christ Dieu ; et ces messieurs, qui ont fait autrefois main basse sur le purgatoire, se sont humanisés jusqu’à faire grâce aux âmes qui sont en enfer. Ils prétendent que leurs peines ne seront point éternelles, que Thésée ne sera pas toujours dans son fauteuil, que Sisyphe ne roulera pas toujours son rocher : ainsi de l’enfer, auquel ils ne croient plus, ils ont fait le purgatoire, auquel ils ne croyaient pas. C’est une assez jolie révolution dans l’histoire de l’esprit humain. Il y avait là de quoi se couper la gorge, allumer des bûchers, faire des Saint-Barthélemy ; cependant on ne s’est pas même dit d’injures, tant les mœurs sont changées. Il n’y a que moi[3] à qui un de ces prédicants en ait dit, parce que j’avais osé avancer que le Picard Calvin était un esprit dur qui avait fait brûler Servet fort mal à propos. Admirez, je vous prie, les contradictions de ce monde : voilà des gens qui sont presque ouvertement sectateurs de Servet, et qui m’injurient pour avoir trouvé mauvais que Calvin l’ait fait brûler à petit feu avec des fagots verts !

Ils ont voulu me prouver en forme que Calvin était un bonhomme ; ils ont prié le conseil de Genève de leur communiquer les pièces du procès de Servet : le conseil, plus sage qu’eux, les a refusées ; il ne leur a pas été permis d’écrire contre moi dans Genève. Je regarde ce petit triomphe comme le plus bel exemple des progrès de la raison dans ce siècle.

  1. Le Recueil des Lettres et Mémoires écrits par M. l’abbé de ***, 1732, a un seul volume. Les dernières éditions ont huit volumes in-12, souvent reliés en neuf : Voltaire en a déjà parlé tome XVI, page 385.
  2. Cet alinéa et les dix qui le suivent avaient été insérés, par les éditeurs de Kehl, dans le Commentaire historique.
  3. Voyez la note, tome XII, page 308.