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MÉMOIRES.

Pour rendre l’aventure complète, un certain Van Duren, libraire à la Haye, fripon de profession, et banqueroutier par habitude, était alors retiré à Francfort. C’était le même homme à qui j’avais fait présent, treize ans auparavant, du manuscrit de l’Anti-Machiavel de Frédéric. On retrouve ses amis dans l’occasion. Il prétendit que Sa Majesté lui redevait une vingtaine de ducats, et que j’en étais responsable. Il compta l’intérêt, et l’intérêt de l’intérêt. Le sieur Fichard, bourgmestre de Francfort, qui était même le bourgmestre régnant, comme cela se dit, trouva, en qualité de bourgmestre, le compte très-juste, et, en qualité de régnant, il me fit débourser trente ducats, en prit vingt-six pour lui, et en donna quatre au fripon de libraire.

Toute cette affaire d’Ostrogoths et de Vandales étant finie, j’embrassai mes hôtes, et je les remerciai de leur douce réception.

Quelque temps après, j’allai prendre les eaux de Plombières ; je bus surtout celles du Léthé, bien persuadé que les malheurs, de quelque espèce qu’ils soient, ne sont bons qu’à oublier. Ma nièce, Mme  Denis, qui faisait la consolation de ma vie, et qui s’était attachée à moi par son goût pour les lettres, et par la plus tendre amitié, m’accompagna de Plombières à Lyon. J’y fus reçu avec des acclamations par toute la ville, et assez mal par le cardinal de Tencin, archevêque de Lyon, si connu par la manière dont il avait fait sa fortune en rendant catholique ce Law ou Lass, auteur du Système, qui bouleversa la France. Son concile d’Embrun[1] acheva la fortune que la conversion de Lass avait commencée. Le Système le rendit si riche qu’il eut de quoi acheter un chapeau de cardinal. Il fut ministre d’État ; et, en qualité de ministre, il m’avoua confidemment qu’il ne pouvait me donner à dîner en public, parce que le roi de France était fâché contre moi de ce que je l’avais quitté pour le roi de Prusse. Je lui dis que je ne dînais jamais, et qu’à l’égard des rois j’étais l’homme du monde qui prenais le plus aisément mon parti, aussi bien qu’avec les cardinaux. On m’avait conseillé les eaux d’Aix en Savoie ; quoiqu’elles fussent sous la domination d’un roi, je pris ma route pour aller en boire. Il fallait passer par Genève : le fameux médecin Tronchin, établi à Genève depuis peu, me déclara que les eaux d’Aix me tueraient, et qu’il me ferait vivre.

J’acceptai le parti qu’il me proposait. Il n’est permis à aucun catholique de s’établir à Genève, ni dans les cantons suisses

  1. Voyez tome XV, page 60.