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MÉMOIRES.

raîtra bon. À Francfort, 1er de juin 1753. Freytag, résident du roi mon maître. »

J’écrivis au bas du billet : Bon pour l’œuvre de poëshie du roi votre maître ; de quoi le résident fut très-satisfait.

Le 17 de juin arriva le grand ballot de poëshie. Je remis fidèlement ce sacré dépôt, et je crus pouvoir m’en aller sans manquer à aucune tête couronnée ; mais, dans l’instant que je partais, on m’arrête, moi, mon secrétaire, et mes gens ; on arrête ma nièce ; quatre soldats la traînent au milieu des boues chez le marchand Smith, qui avait je ne sais quel titre de conseiller privé du roi de Prusse. Ce marchand de Francfort se croyait alors un général prussien : il commandait douze soldats de la ville dans cette grande affaire, avec toute l’importance et la grandeur convenables. Ma nièce avait un passeport du roi de France, et, de plus, elle n’avait jamais corrigé les vers du roi de Prusse. On respecte d’ordinaire les dames dans les horreurs de la guerre ; mais le conseiller Smith et le résident Freytag, en agissant pour Frédéric, croyaient lui faire leur cour en traînant le pauvre beau sexe dans les boues.

On nous fourra tous dans une espèce d’hôtellerie, à la porte de laquelle furent postés douze soldats ; on en mit quatre autres dans ma chambre, quatre dans un grenier où l’on avait conduit ma nièce, quatre dans un galetas ouvert à tous les vents, où l’on fit coucher mon secrétaire sur de la paille. Ma nièce avait, à la vérité, un petit lit ; mais ses quatre soldats, avec la baïonnette au bout du fusil, lui tenaient lieu de rideaux et de femmes de chambre.

Nous avions beau dire que nous en appelions à César, que l’empereur avait été élu dans Francfort, que mon secrétaire était Florentin[1] et sujet de Sa Majesté impériale, que ma nièce et moi nous étions sujets du roi très-chrétien, et que nous n’avions rien à démêler avec le margrave de Brandebourg : on nous répondit que le margrave avait plus de crédit dans Francfort que l’empereur. Nous fûmes douze jours prisonniers de guerre, et il nous fallut payer cent quarante écus par jour.

Le marchand Smith s’était emparé de tous mes effets, qui me furent rendus plus légers de moitié. On ne pouvait payer plus chèrement l’œuvre de poëshie du roi de Prusse. Je perdis environ la somme qu’il avait dépensée pour me faire venir chez lui, et pour prendre de mes leçons. Partant nous fûmes quittes.

  1. C’était Colini : voyez la note, tome XIV, page 268.