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MÉMOIRES.

un pays despotique, il fallait bien qu’il restât dans les fers qu’il s’était forgés.

En sortant de mon palais d’Alcine, j’allai passer un mois auprès de Mme  la duchesse de Saxe-Gotha, la meilleure princesse de la terre, la plus douce, la plus sage, la plus égale, et qui, Dieu merci, ne faisait point de vers. De là je fus quelques jours à la maison de campagne du landgrave de Hesse, qui était beaucoup plus éloigné de la poésie que la princesse de Gotha. Je respirais. Je continuai doucement mon chemin par Francfort. C’était là que m’attendait ma très bizarre destinée.

Je tombai malade à Francfort ; une de mes nièces[1], veuve d’un capitaine au régiment de Champagne, femme très-aimable, remplie de talents, et qui de plus était regardée à Paris comme bonne compagnie, eut le courage de quitter Paris pour venir me trouver sur le Mein ; mais elle me trouva prisonnier de guerre. Voici comme cette belle aventure s’était passée. Il y avait à Francfort un nommé Freytag, banni de Dresde après y avoir été mis au carcan et condamné à la brouette, devenu depuis dans Francfort agent du roi de Prusse, qui se servait volontiers de tels ministres parce qu’ils n’avaient de gages que ce qu’ils pouvaient attraper aux passants.

Cet ambassadeur et un marchand nommé Smith, condamné ci-devant à l’amende pour fausse monnaie, me signifièrent, de la part de Sa Majesté le roi de Prusse, que j’eusse à ne point sortir de Francfort jusqu’à ce que j’eusse rendu les effets précieux que j’emportais à Sa Majesté. « Hélas ! messieurs, je n’emporte rien de ce pays-là, je vous jure, pas même les moindres regrets. Quels sont donc les joyaux de la couronne brandebourgeoise que vous redemandez ? — C’être, monsir, répondit Freytag, l’œuvre de poëshie du roi mon gracieux maître. — Oh ! je lui rendrai sa prose et ses vers de tout mon cœur, lui répliquai-je, quoique après tout j’aie plus d’un droit à cet ouvrage. Il m’a fait présent d’un bel exemplaire imprimé à ses dépens. Malheureusement cet exemplaire est à Leipsick avec mes autres effets ». Alors Freytag me proposa de rester à Francfort jusqu’à ce que le trésor qui était à Leipsick fût arrivé ; et il me signa ce beau billet :

« Monsir, sitôt le gros ballot de Leipsick sera ici, où est l’œuvre de poëshie du roi mon maître, que Sa Majesté demande ; et l’œuvre de poëshie rendu à moi, vous pourrez partir où vous pa-

  1. Louise Mignot, née vers 1710, veuve, en 1744, de Denis, se remaria, en 1779, avec Duvivier, et mourut en 1790.