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MÉMOIRES.

vos plus anciens amis. Je vous promets que vous serez heureux ici autant que je vivrai. »

Voilà une lettre telle que peu de majestés en écrivent. Ce fut le dernier verre qui m’enivra. Les protestations de bouche furent encore plus fortes que celles par écrit. Il était accoutumé à des démonstrations de tendresse singulières avec des favoris plus jeunes que moi ; et oubliant un moment que je n’étais pas de leur âge, et que je n’avais pas la main belle, il me la prit pour la baiser. Je lui baisai la sienne, et je me fis son esclave. Il fallait une permission du roi de France pour appartenir à deux maîtres. Le roi de Prusse se chargea de tout.

Il écrivit pour me demander au roi mon maître. Je n’imaginai pas qu’on fût choqué à Versailles qu’un gentilhomme ordinaire de la chambre, qui est l’espèce la plus inutile de la cour, devînt un inutile chambellan à Berlin. On me donna toute permission. Mais on fut très-piqué ; et on ne me le pardonna point. Je déplus fort au roi de France, sans plaire davantage à celui de Prusse, qui se moquait de moi dans le fond de son cœur.

Me voilà donc avec une clef d’argent doré pendue à mon habit, une croix au cou, et vingt mille francs de pension. Maupertuis en fut malade, et je ne m’en aperçus pas. Il y avait alors un médecin à Berlin, nommée La Mettrie, le plus franc athée de toutes les facultés de médecine de l’Europe ; homme d’ailleurs gai, plaisant, étourdi, tout aussi instruit de la théorie qu’aucun de ses confrères, et, sans contredit, le plus mauvais médecin de la terre dans la pratique : aussi, grâce à Dieu, ne pratiquait-il point. Il s’était moqué de toute la faculté à Paris, et avait même écrit contre les médecins beaucoup de personnalités qu’ils ne pardonnèrent point ; ils obtinrent contre lui un décret de prise de corps[1]. La Mettrie s’était donc retiré à Berlin, où il amusait assez par sa gaieté ; écrivant d’ailleurs, et faisant imprimer tout ce qu’on peut imaginer de plus effronté sur la morale. Ses livres plurent au roi, qui le fit, non pas son médecin, mais son lecteur.

Un jour, après la lecture, La Mettrie, qui disait au roi tout ce qui lui venait dans la tête, lui dit qu’on était bien jaloux de ma

  1. La Mettrie (Julien-Jean Offray de), né à Saint-Malo le 19 décembre 1709, mort à Berlin en 1751, est auteur d’une Histoire naturelle de l’âme, que le parlement de Paris condamna au feu le 7 juillet 1746. La Mettrie cependant resta en France, grâce à la protection d’un Grammont ; mais sa Pénélope ou le Machiavel en médecine, 1748, deux volumes in-12, souleva contre lui la Faculté de médecine ; et il lui fallut sortir de France.