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MÉMOIRES.

et de mes vers, quant au fond des choses ; mais il croyait que, pour la forme, je pouvais, en qualité d’académicien, donner quelque tournure à ses écrits ; il n’y eut point de séduction flatteuse qu’il n’employât pour me faire venir.

Le moyen de résister à un roi victorieux, poëte, musicien, et philosophe, et qui faisait semblant de m’aimer ! Je crus que je l’aimais. Enfin je pris encore le chemin de Potsdam au mois de juin 1750. Astolphe ne fut pas mieux reçu dans le palais d’Alcine[1]. Être logé dans l’appartement qu’avait eu le maréchal de Saxe, avoir à ma disposition les cuisiniers du roi quand je voulais manger chez moi, et les cochers quand je voulais me promener, c’étaient les moindres faveurs qu’on me faisait. Les soupers étaient très-agréables. Je ne sais si je me trompe, il me semble qu’il y avait bien de l’esprit ; le roi en avait et en faisait avoir ; et, ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que je n’ai jamais fait de repas si libres. Je travaillais deux heures par jour avec Sa Majesté ; je corrigeai tous ses ouvrages, ne manquant jamais de louer beaucoup ce qu’il y avait de bon, lorsque je raturais tout ce qui ne valait rien. Je lui rendais raison par écrit de tout, ce qui composa une rhétorique et une poétique à son usage ; il en profita, et son génie le servit encore mieux que mes leçons. Je n’avais nulle cour à faire, nulle visite à rendre, nul devoir à remplir. Je m’étais fait une vie libre, et je ne concevais rien de plus agréable que cet état.

Alcine-Frédéric, qui me voyait déjà la tête un peu tournée, redoubla ses potions enchantées pour m’enivrer tout à fait. La dernière séduction fut une lettre qu’il m’écrivit de son appartement au mien. Une maîtresse ne s’explique pas plus tendrement ; il s’efforçait de dissiper dans cette lettre la crainte que m’inspiraient son rang et son caractère : elle portait ces mots singuliers :

« Comment pourrais-je jamais causer l’infortune d’un homme que j’estime, que j’aime, et qui me sacrifie sa patrie, et tout ce que l’humanité a de plus cher ?... Je vous respecte comme mon maître en éloquence. Je vous aime comme un ami vertueux. Quel esclavage, quel malheur, quel changement y a-t-il ta craindre dans un pays où l’on vous estime autant que dans votre patrie, et chez un ami qui a un cœur reconnaissant ? J’ai respecté l’amitié qui vous liait à Mme  du Châtelet ; mais, après elle, j’étais un de

  1. La fée Alcine est un des personnages du Roland furieux d’Arioste.