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MÉMOIRES.

jetait le mouchoir restait demi-quart d’heure tête à tête. Les choses n’allaient pas jusqu’aux dernières extrémités, attendu que le prince, du vivant de son père, avait été fort maltraité dans ses amours de passade, et non moins mal guéri. Il ne pouvait jouer le premier rôle : il fallait se contenter des seconds.

Ces amusements d’écoliers étant finis, les affaires d’État prenaient la place. Son premier ministre arrivait par un escalier dérobé, avec une grosse liasse de papiers sous le bras. Ce premier ministre était un commis qui logeait au second étage dans la maison de Frédersdorff, ce soldat devenu valet de chambre et favori, qui avait autrefois servi le roi prisonnier dans le château de Custrin. Les secrétaires d’État envoyaient toutes leurs dépêches au commis du roi. Il en apportait l’extrait : le roi faisait mettre les réponses à la marge, en deux mots. Toutes les affaires du royaume s’expédiaient ainsi en une heure. Rarement les secrétaires d’État, les ministres en charge, l’abordaient : il y en a même à qui il n’a jamais parlé. Le roi son père avait mis un tel ordre dans les finances, tout s’exécutait si militairement, l’obéissance était si aveugle, que quatre cents lieues de pays étaient gouvernées comme une abbaye.

Vers les onze heures, le roi, en bottes, faisait dans son jardin la revue de son régiment des gardes ; et, à la même heure, tous les colonels en faisaient autant dans toutes les provinces. Dans l’intervalle de la parade et du dîner, les princes ses frères, les officiers généraux, un ou deux chambellans mangeaient à sa table, qui était aussi bonne qu’elle pouvait l’être dans un pays où il n’y a ni gibier, ni viande de boucherie passable, ni une poularde, et où il faut tirer le froment de Magdebourg.

Après le repas, il se retirait seul dans son cabinet, et faisait des vers jusqu’à cinq ou six heures. Ensuite venait un jeune homme nommé Darget, ci-devant secrétaire de Valori, envoyé de France, qui faisait la lecture. Un petit concert commençait à sept heures : le roi y jouait de la flûte aussi bien que le meilleur artiste. Les concertants exécutaient souvent de ses compositions : car il n’y avait aucun art qu’il ne cultivât, et il n’eût pas essuyé chez les Grecs la mortification qu’eut Épaminondas d’avouer qu’il ne savait pas la musique.

On soupait dans une petite salle dont le plus singulier ornement était un tableau dont il avait donné le dessin à Pesne, son peintre, l’un de nos meilleurs coloristes. C’était une belle priapée. On voyait des jeunes gens embrassant des femmes, des nymphes sous des satyres, des amours qui jouaient au jeu des Encolpes et