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MÉMOIRES.

Ce qu’il y eut de plus singulier, c’est qu’il fallut mettre Mme  du Châtelet de la confidence. Elle ne voulait point, à quelque prix que ce fût, que je la quittasse pour le roi de Prusse ; elle ne trouvait rien de si lâche et de si abominable dans le monde que de se séparer d’une femme pour aller chercher un monarque. Elle aurait fait un vacarme horrible. On convint, pour l’apaiser, qu’elle entrerait dans le mystère, et que les lettres passeraient par ses mains.

J’eus tout l’argent que je voulus pour mon voyage, sur mes simples reçus, de M. de Montmartel. Je n’en abusai pas. Je m’arrêtai quelque temps en Hollande, pendant que le roi de Prusse courait d’un bout à l’autre de ses États pour faire des revues. Mon séjour ne fut pas inutile à la Haye. Je logeai dans le palais de la vieille cour, qui appartenait alors au roi de Prusse par ses partages avec la maison d’Orange. Son envoyé, le jeune comte de Podewils, amoureux et aimé de la femme d’un des principaux membres de l’État, attrapait par les bontés de cette dame des copies de toutes les résolutions secrètes de leurs Hautes Puissances très-malintentionnées contre nous. J’envoyais ces copies à la cour ; et mon service était très-agréable.

Quand j’arrivai à Berlin, le roi me logea chez lui, comme il avait fait dans mes précédents voyages. Il menait à Potsdam la vie qu’il a toujours menée depuis son avènement au trône. Cette vie mérite quelque petit détail.

Il se levait à cinq heures du matin en été, et à six en hiver. Si vous voulez savoir les cérémonies royales de ce lever, quelles étaient les grandes et les petites entrées, quelles étaient les fonctions de son grand-aumônier, de son grand-chambellan, de son premier gentilhomme de la chambre, de ses huissiers, je vous répondrai qu’un laquais venait allumer son feu, l’habiller, et le raser ; encore s’habillait-il presque tout seul. Sa chambre était assez belle ; une riche balustrade d’argent, ornée de petits amours très-bien sculptés, semblait fermer l’estrade d’un lit dont on voyait les rideaux ; mais derrière les rideaux était, au lieu de lit, une bibliothèque : et quant au lit du roi, c’était un grabat de sangles avec un matelas mince, caché par un paravent. Marc-Aurèle et Julien, ses deux apôtres, et les plus grands hommes du stoïcisme, n’étaient pas plus mal couchés.

Quand Sa Majesté était habillée et bottée, le stoïque donnait quelques moments à la secte d’Épicure : il faisait venir deux ou trois favoris, soit lieutenants de son régiment, soit pages, soit heiduques, ou jeunes cadets. On prenait le café. Celui à qui on