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504 DISSERTATION SUR LA TRAGÉDIE.

but d’avertir les hommes que Dieu punit quelquefois de grands crimes par des voies extraordinaires ; je suppose que sa pièce fût conduite avec un tel art que le spectateur attendît à tout moment Tombre d’un prince assassiné qui demande vengeance, sans que cette apparition fût une ressource absolument nécessaire à une intrigue embarrassée : je dis qu’alors ce prodige, bien ménage, ferait un très-grand eCFet en toute langue, en tout temps, et en tout pays.

Tel est à peu près Partiflce de la tragédie de Sémiramis (aux beautés près, dont je n’ai pu l’orner). On voit, dès la première scène, que tout doit se faite par le ministère céleste ; tout roule d’acte en acte sur cette idée. C’est un dieu vengeur qui inspire à Sémiramis des remords, qu’elle n’eût point eus dans ses prospérités, si les cris de Ninus même ne fussent venus l’épouvanter au milieu de sa gloire. C’est un dieu qui se sert de ces remords mêmes qu’il lui donne pour préparer son châtiment ; et c’est de là même que résulte l’instruction qu’on peut tirer de la pièce. Les anciens avaient souvent, dans leurs ouvrages, le but d’établir quelque grande maxime ; ainsi Sophocle finit son Œdipe en disant qu’il ne faut jamais appeler un homme heureux avant sa mort : ici toute la morale de la pièce est renfermée dans ces vers :

II est donc des forfaits

Que le courroux des dieux ne pardonne jamais ^ !

Maxime bien autrement importante que celle de Sophocle. Mais quelle instruction, dira-t-on, le commun des hommes peut-il tirer d’un crime si rare et d’une punition plus rare encore ? J’avoue que la catastrophe de Sémiramis n’arrivera pas souvent ; mais ce qui arrive tous les jours se trouve dans les derniers vers de la pièce :

Apprenez tous du moins

Que les crimes secrets ont les dieux pour témoins.

Il y a peu de familles sur la terre où l’on ne puisse quelquefois s’appliquer ces vers ; c’est par là que les sujets tragiques les plus au-dessus des fortunes communes ont les rapports les plus vrais avec les mœurs de tous les hommes.

Je pourrais surtout appliquer à la tragédie de Sémiramis la morale par laquelle Euripide finit son Alœste, pièce dans laquelle

1. V, VIII.