Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome04.djvu/506

Cette page n’a pas encore été corrigée

502 DISSERTATION SDR LA TRAGÉDIE.

assurément de justifier en tout la tragédie A’Hamlet : c’est une pièce grossière et barbare, qui ne serait pas supportée par la plus vile populace de la France et de TItalie. Hamlet y devient fou au second acte, et sa maîtresse devient folle au troisième^ ; le prince tue ^le père de sa maîtresse, feignant de tuer un rat, et Théroïne se jette dans la rivière. On fait sa fosse sur le théâtre ; des fossoyeurs disent des quolibets dignes d’eux, en tenant dans leurs mains des têtes de morts ; le prince Hamlet répond à leurs grossièretés abominables par des folies non moins dégoûtantes. Pendant ce temps-là, un des acteurs fait la conquête de la Pologne. Hamlet, sa mère, et son beau-père, boivent ensemble sur le théâtre : on chante à table, on s’y querelle, on se bat, on se tue. On croirait que cet ouvrage est le fruit de imagination d’un sauvage ivre. Mais parmi ces irrégularités grossières, qui rendent encore aujourd’hui Je théâtre anglais si absurde et si barbare, on trouve dans Hamief, par une bizarrerie encore plus grande, des traits sublimes, dignes des plus grands génies. Il semble que la nature se soit. plue à rassembler dans la tête de Shakespeare ce qu’on peut imaginer de plus fort et de plus grand, avec ce que la grossièreté sans esprit peut avoir de plus bas et de plus détestable.

11 faut avouer que, parmi les beautés qui étincellent au milieu de ces terribles extravagances, l’ombre du père d’Hamlet est un ^des coups de théâtre les plus frappants. Il fait toujours un grand effet sur les Anglais, je dis sur ceux qui sont le plus instruits, et qui sentent le mieux toute l’irrégularité de leur ancien théâtre. Cette ombre inspire plus de terreur à la seule lecture que n’en fait naître l’apparition de Darius dans la tragédie d’Eschyle intitulée les Perses. Pourquoi ? parce que Darius, dans Eschyle, ne parait que pour annoncer les malheurs de sa famille*, au lieu que, dans Shakespeare, l’ombre du père d’Hamlet vient demander vengeance, vient révéler des crimes secrets : elle n’est ni inutile, ni amenée par force ; elle sert à convaincre qu’il y a un pouvoir invisible qui est le maître de la nature. Les hommes, qui ont tous un fonds de justice dans leur cœur, souhaitent naturellement que Ûe ciel s’intéresse à venger l’innocence : on verra avec plaisir, en tout temps et en tout pays, qu’un Être suprême s’occupe à punir les crimes de ceux que les hommes ne peuvent appeler en juge i. L’auteur de la Lettre déjà citée page 497, et imprimée dans les Mémoires d » Trévouxj observe que Voltaire borne trop les motifs et les effets de Tapparition de Tombre de Darius, et que cette ombre y fait beaucoup plus de choses que n’en a reconnu Voltaire. (B.)