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DISSERTATION SUR LA TRAGÉDIE. 499

On a voulu donner, dans Sémiramis, un spectacle encore plus pathétique que dans Mèrope ; on y a déployé tout l’appareil de Tancien théâtre grec. Il serait triste, après que nos grands maîtres ont surpassé les Grecs en tant de choses dans la tragédie, que notre nation ne pût les égaler dans la dignité de leurs représentations. Un des plus grands obstacles qui s’opposent, sur notre théâtre, à toute action grande et pathétique, est la foule des spectateurs confondue sur la scène avec les acteurs * : cette indécence se lit sentir particulièrement à la première représentation de Sémiramis, La principale actrice de Londres, qui était présente à ce spectacle, ne revenait point de son étonnement ; elle ne pouvait concevoir comment il y avait des hommes assez ennemis de leurs plaisii-s pour gâter ainsi le spectacle sans en jouir. Cet abus a été corrigé dans la suite aux représentations de Sémiramis, et il pourrait aisément être supprimé pour jamais. Il ne faut pas s’y méprendre : un inconvénient tel que celui-là seul a suffi pour priver la France de beaucoup de chefs-d’œuvre qu’on aurait sans doute hasardés si l’on avait eu un théâtre libre, propre pour l’action, et tel qu’il est chez toutes les autres nations de l’Europe.

^lais ce grand défaut n’est pas assurément le seul qui doive être corrigé. Je ne puis assez m’étonner ni me plaindre du peu de soin qu’on a en France de rendre les théâtres dignes des excellents ouvrages qu’on y représente, et de la nation qui en fait ses délices. Cinna, Alhalie, méritaient d’être représentés ailleurs que dans un jeu de paume, au bout duquel on a élevé quelques décorations du plus mauvais gotlt, et dans lequel les spectateurs sont placés, contre tout ordre et contre toute raison, les uns debout sur le théâtre même, les autres debout dans ce qu’on appelle pa ;^ terre, où ils sont gênés et pressés indécemment, et où ils se précipitent q*quelquefois en tumulte les uns sur les autres, comme dans une sédition populaire. On représente au fond du Nord nos ouvrages dramatiques dans des salles mille fois plus magnifiques, mieux entendues, et avec beaucoup plus de décence.

Que nous sommes loin surtout de l’intelligence et du bon goût qui régnent en ce genre dans presque toutes vos villes d’Italie î II est honteux de laisser subsister encore ces restes de barbarie dans une ville si grande, si peuplée, si opulente, et si polie.

  • La dixième partie de ce que nous dépensons tous les jours en bagatelles,

aussi magnifiques qu’inutiles et peu durables, suffirait pour élever des monuments publics en tous les genres, pour

1. Voyez ce que Voltaire a déjà dit. Théâtre, tome T’, page 315.