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AVERTISSEMENT.

qui déshonoraient le goût de votre ingénieuse nation ; vous êtes le premier, dis-je, qui avez eu le courage et le talent de donner une tragédie sans galanterie, une tragédie digne des beaux jours d’Athènes, dans laquelle l’amour d’une mère fait toute l’intrigue, et où le plus tendre intérêt naît de la vertu la plus pure.

La France se glorifie d’Athalie : c’est le chef-d’œuvre de notre théâtre ; c’est celui de la poésie ; c’est de toutes les pièces qu’on joue la seule où l’amour ne soit pas introduit ; mais aussi elle est soutenue par la pompe de la religion, et par cette majesté de l’éloquence des prophètes. Vous n’avez point eu cette ressource, et cependant vous avez fourni cette longue carrière de cinq actes, qui est si prodigieusement difficile à remplir sans épisodes.

J’avoue que votre sujet me paraît beaucoup plus intéressant et plus tragique que celui d’Athalie ; et si notre admirable Racine a mis plus d’art, de poésie et de grandeur dans son chef-d’œuvre, je ne doute pas que le vôtre n’ait fait couler beaucoup plus de larmes.

Le précepteur d’Alexandre (et il faut de tels précepteurs aux rois), Aristote, cet esprit si étendu, si juste, et si éclairé dans les choses qui étaient alors à la portée de l’esprit humain, Aristote, dans sa Poétique immortelle, ne balance pas à dire que la reconnaissance de Mérope et de son fils était le moment le plus intéressant de toute la scène grecque. Il donnait à ce coup de théâtre la préférence sur tous les autres. Plutarque[1] dit que les Grecs, ce peuple si sensible, frémissaient de crainte que le vieillard qui devait arrêter le bras de Mérope n’arrivât pas assez tôt. Cette pièce, qu’on jouait de son temps, et dont il nous reste très-peu de fragments, lui paraissait la plus touchante de toutes les tragédies d’Euripide ; mais ce n’était pas seulement le choix du sujet qui fit le grand succès d’Euripide, quoique en tout genre le choix soit beaucoup[2].

Il a été traité plusieurs fois en France, mais sans succès : peut-être les auteurs voulurent charger ce sujet si simple d’ornements

  1. Œuvres morales (sur l’usage des viandes).
  2. « Tout cela n’est que contes en l’air, dit Lessing. Plutarque ne fait pas mention une seule fois de la pièce d’où il a tiré la situation de Mérope. Loin de dire qu’elle est la plus touchante de toutes les pièces d’Euripide, il n’en donne ni le titre, ni le nom de l’auteur. » Et Lessing se moque des expressions de Voltaire : le moment le plus intéressant de toute la scène grecque. — Puis l’Allemand, prenant à partie Maffei comme il a pris tout à l’heure Tournemine, se met à disserter si l’argument de la tragédie perdue se trouve être, ainsi que le prétend Maffei, la cent quatre-vingt-quatrième fable d’Hygin. (G. A.)