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À MADEMOISELLE CLAIRON.

mat ; mais aussi cet Acomat me parait l’effort de l’esprit humain. Je ne vois rien dans l’antiquité ni chez les modernes qui soit dans ce caractère, et la beauté de la diction le relève encore : pas un seul vers ou dur ou faible ; pas un mot qui ne soit le mot propre ; jamais de sublime hors d’œuvre, qui cesse alors d’être sublime ; jamais de dissertation étrangère au sujet ; toutes les convenances parfaitement observées : enfin ce rôle me paraît d’autant plus admirable qu’il se trouve dans la seule tragédie où l’on pouvait l’introduire, et qu’il aurait été déplacé partout ailleurs.

Le père de Zulime a pu ne pas déplaire, parce qu’il est le premier de cette espèce qu’on ait osé mettre sur le théâtre. Un père qui a une fille unique à punir d’un amour criminel est une nouveauté qui n’est pas sans intérêt ; mais le rôle de Ramire m’a toujours paru très-faible, et c’est pourquoi je ne voulais plus hasarder cette pièce sur la scène française. Tout n’est qu’amour dans cet ouvrage : ce n’est pas un défaut de l’art, mais ce n’est pas aussi un grand mérite. Cet amour ne pèche pas contre la vraisemblance : il y a cent exemples de pareilles aventures et de semblables passions ; mais je voudrais que, sur le théâtre, l’amour fût toujours tragique.

Il est vrai que celui de Zulime est toujours annoncé par elle-même comme une passion très-condamnable ; mais ce n’est pas assez ;

Et que l’amour, souvent de remords combattu,
Paraisse une faiblesse, et non une vertu^^1 :

les autres personnages doivent concourir aux effets terribles que toute tragédie doit produire. La médiocrité du personnage de Ramire se répand sur tout l’ouvrage. Un héros qui ne joue d’autre rôle que celui d’être aimé ou amoureux ne peut jamais émouvoir ; il cesse dès lors d’être un personnage de tragédie : c’est ce qu’on peut quelquefois reprocher à Racine, si l’on peut reprocher quelque chose à ce grand homme, qui, de tous nos écrivains, est celui qui a le plus approché de la perfection dans l’élégance et la beauté continue de ses ouvrages. C’est surtout le grand vice de la tragédie d’Ariane, tragédie d’ailleurs intéressante, remplie des sentiments les plus touchants et les plus naturels, et qui devient excellente quand vous la jouez.

Le malheur de presque toutes les pièces dans lesquelles une amante est trahie, c’est qu’elles retombent toutes dans la situation

1. Boileau, Art poétique, III, 101-102.