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Pour le reste, il s’en tient à l’usage ; la langue commune à ses préférences. Le vieux français a beau être frappé de discrédit, la parfaite connaissance que Montaigne a des auteurs qui l’ont précédé, est pour lui un bon guide ; il sait jusqu’où il peut s’aventurer et où il doit s’arrêter. Aussi, c’est au xive siècle, au xve, mais surtout au commencement du xvie siècle qu’il emprunte ses mots ; beaucoup d’expressions employées par Joinville, Froissard, Commynes, Villon, etc., sont encore en honneur chez lui ; il se sert du même vocabulaire que ses contemporains : Rabelais, H. Estienne, Ramus, Amyot surtout, car il ne savait guère le grec, et c’est dans la traduction qu’il a lu Plutarque. On peut dire de Montaigne ce qu’un critique a dit de Pasquier : « Comme il conserve les mœurs des ancêtres, il retient avec le même soin jaloux les traditions du langage ». On a beau le reprendre, « il corrige les fautes d’inadvertence, non celles de coustume » (III, 5). De là cette ingénuité de notre antique idiome dans les Essais, ce goût de terroir et cette teinte d’archaïsme qui ne messied pas aux sujets qu’a traités Montaigne, enfin ce vernis du passé qui déconcerte tout d’abord, mais qui charme et qui enchante quand on pénètre plus avant dans la lecture de ce livre plein de faits et de choses. De là, enfin cette langue, à laquelle Montaigne avec son imagination vive, a su donner quelque chose de poétique. Cependant, il a presque toujours choisi la locution la plus usitée ou la plus ancienne en date. « La recherche des mots peu cognus vient d’une ambition scholastique et puerile, nous dit-il » (I, 25). — Peussè-je ne me servir que de ceux qui servent aux hales de Paris ! » (ibid.). Il n’a recours au langage populaire, il ne forge des expressions nouvelles et n’emprunte aux dialectes que quand, dans la langue, il trouve « un peu manque d’étoffe ». Alors il s’écrie « que le gascon y aille, si le françois n’y peut aller ! (I, 25.)

Mais c’est bien rarement que soit les tournures latines, soit les tournures françaises « n’y peuvent aller ». L’an 1588, au mois d’octobre, en la ville de Blois, Pasquier reprocha à Montaigne de n’avoir communiqué « son livre à quelques siens amis avant que de le publier, d’autant que l’on y reconnoissoit en plusieurs lieux je ne scay quoy de ramage gascon »[1] L’auteur a répondu d’avance à ce reproche. Quelques mois avant cette mémorable assemblée des

  1. Voir Lettres de Pasquier, lettre première du livre XVIIIe.