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fut élevé Montaigne. Quoi qu’on en ait dit, son père avait rapporté des guerres d’Italie un goût et même une passion très vive pour cette littérature antique dont les monuments commençaient à sortir de la poussière et semblaient vivre d’une vie nouvelle. C’était merveille de voir avec quelle avidité on cherchait à lire et à connaître les chefs-d’œuvre grecs et latins, et la plus grande ambition du père de famille[1] était, alors, d’initier le plus tôt possible son enfant à la connaissance des Ovide, des Virgile, des Homère. Aussi, à peine en nourrice, « avant le premier dénouement de la langue, le jeune Eyquem recevait pour précepteur un médecin allemand, ne sachant parler que le latin, et il fut donné ordre à tous les gens de son entourage de ne lui parler qu’en latin. Quoi d’étonnant si « la métamorphose d’Ovide » comme il nous l’apprend lui-même (I. 25) fut le premier livre pour lequel il se passionna ! « J’avais plus de six ans, nous dit-il lui-même (I. 25) avant que je entendisse non plus de françois ou de perigordin que d’arabesque. » Virgile, César, Sénèque étaient sa lecture journalière, si bien que c’est en latin qu’il apprit à penser et à écrire. « Ce latin s’abastardit incontinent au collège de Guyenne, nous raconte-t-il plus loin, et ne me servit cette mienne inaccoustumée institution que de me faire enjamber d’arrivée aux premières classes. » Ne croyons pas trop Montaigne quand il s’exprime ainsi, ne le croyons pas davantage quand, ailleurs, il se plaint de sa mémoire ; s’il a pu manquer de mémoire, c’est peut-être de cette mémoire qui saisit vite les faits et les mots, pour les oublier plus vite encore, mais certes il était abondamment pourvu de la bonne, de la mémoire des sensations, des sentiments et des idées. À moins qu’on ne mette sur le compte de la réminiscence tant de citations latines, tant de mots latins francisés, tant de phrases construites d’après la syntaxe latine, dont fourmillent les Essais ; car il fermait tout livre dès qu’il commençait à écrire.

Il est plus raisonnable de croire que la forte éducation latine reçue par Montaigne enfant, poussa des racines si vivaces et si profondes dans son esprit, qu’aucune influence étrangère ne put la faire disparaître. Dans les circonstances extrêmes, c’est en latin

  1. Henri Estienne commença aussi l’étude du latin à l’âge de six ans. (Voir Étude sur H. Estienne, par Feugère, p. xii en tête de l’édition de la Précellence). — Voir aussi Agrip. d’Aubigné, Sa vie à ses enfants (t. Ier).