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se peint laid, avec toutes ses sottes vanités, ses ingratitudes, ses méfiances d’enfant morose ; nous retrouverons plus tard cet enfant dans les principaux personnages des grands romans, et sa nature n’aura pas changé. — Je veux citer deux passages qui nous montrent le nihilisme à sa source, dans un cerveau de seize ans :

« De toutes les doctrines philosophiques, celle qui me séduisait le plus était le scepticisme ; pendant un temps, il me conduisit à un état voisin de la folie. Je me figurais qu’en dehors de moi il n’existait rien ni personne dans le monde, que les objets n’étaient pas des objets, mais de vaines apparences, évoquées par moi durant le moment où je leur prêtais attention, évanouies quand je cessais d’y penser... Il y avait des minutes où, sous l’influence de cette idée obsédante, j’arrivais à un tel degré d’égarement, que je me retournais brusquement et regardais derrière moi, dans l’espoir d’apercevoir le néant là où je n’étais pas. — Mon faible esprit ne pouvant pénétrer l’impénétrable, perdait l’une après l’autre, dans ce travail accablant, des certitudes auxquelles je n’eusse jamais dû toucher pour le bonheur de ma vie. De toute cette fatigue intellectuelle je ne recueillais rien, rien qu’une agilité d’esprit qui affaiblissait en moi la force de la volonté, et une habitude d’incessante analyse morale qui ôtait toute fraîcheur à mes sensations, toute netteté à mes jugements... »

Ceci pourrait être à la rigueur un cri parti d’Allemagne, de quelque disciple de Schelling ; Amiel ne s’exprime pas autrement. Mais écoutez ce qui suit : c’est bien un Russe qui parle, et pour tous ses frères :

« Quand je me souviens de mon adolescence et de l’état