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Moscou une belle nuit, après un souper d’adieu avec les camarades de sa jeunesse. Rongé par le mal du civilisé, « cet éternel ennui qui a passé dans le sang, qui s’est transmis de générations en générations », Olénine jette derrière lui ses pensées habituelles comme un vieux vêtement ; la troïka l’emporte vers l’inconnu, il rêve l’apaisement de la vie primitive, de nouvelles sensations, de nouvelles amours. C’est encore la note byronienne ; Lermontof aurait pu écrire ce prologue ; mais attendez ! Voici notre voyageur installé dans un des petits postes cosaques perdus en grand’gardes sur le fleuve Térek ; il a adopté l’existence de ses nouveaux amis, il partage leurs expéditions et leurs chasses ; un vieux montagnard, qui rappelle d’assez près le Bas-de-Cuir de Fenimore Cooper, s’est chargé de son éducation. Naturellement, Olénine s’éprend de la belle Marianne, la fille de ses hôtes. Comment Tolstoï va-t-il rajeunir cet Orient usé à force d’avoir servi ? D’une façon bien simple : en lui rendant sa vraie et naturelle figure.

Aux visions lyriques de ses aînés il substitue la vue philosophique des âmes et des choses. Dès son premier contact avec les Asiatiques, l’observateur a compris combien il est puéril de prêter à ces êtres instinctifs nos raffinements de pensée et de sentiment, notre mise en scène théâtrale de la passion. L’intérêt dramatique de son roman, il le placera dans le malentendu fatal entre le cœur du civilisé et le cœur de la créature sauvage, dans l’impossibilité de fondre en une communion d’amour ces deux âmes de qualité différente. Olénine a beau vouloir simplifier ses sentiments, on ne change pas sa nature parce qu’on met un bonnet circassien, on ne redevient